Semaine après semaine, ce site vous relate des épisodes, des anecdotes et des péripéties de la transition énergétique. Celle qui, aujourd’hui, nous permet petit à petit d’abandonner les combustibles fossiles et de les remplacer par des énergies « vertes ». Cette transition n’est certainement pas la première qu’a vécue l’humanité. Tout au long de son évolution, celle-ci s’est développée et a progressé en découvrant constamment de nouvelles sources et de nouvelles techniques pour satisfaire ses besoins croissants en énergie.
Pour bien comprendre les enjeux et les écueils de la transition en cours, il est bon, parfois, de jeter un regard en arrière et de tirer les leçons des transitions précédentes.

Accroupi sur le sol, il tente d’allumer de l’herbe et des feuilles sèches. Soudain quelques flammèches apparaissent. Etonné, il recule d’abord, puis se rapproche lentement et jette quelques fines branches sur le foyer naissant. Bientôt de belles flammes se reflètent dans ses yeux émerveillés. Le moment est historique. Pour la première fois, un être « humain », « fait » du feu, « produit » de l’énergie. Est-ce pour se chauffer, éloigner les prédateurs ou cuire les aliments ? Il n’y a sur place aucun journaliste, aucun micro, aucune caméra pour immortaliser l’évènement et interroger le génial inventeur. Plus tard les historiens devront donc se résoudre aux suppositions.

Selon les archéologues une telle scène aurait pu se passer il y a plus de 800.000 ans. Cet astucieux ancêtre, un Homo erectus n’avait pas encore les caractéristiques physiologiques de notre espèce, l’Homo sapiens, mais il mériterait, me semble-t-il, de figurer au dictionnaire comme Denis Papin, l’inventeur de la machine à vapeur, Alessandro Volta, le « père » de l’électricité, le « colonel » Edwin Drake qui fora le premier puits de pétrole, Enrico Fermi, dont les recherches débouchèrent sur l’exploitation de l’énergie nucléaire et tous les autres illustres concepteurs de nouvelles techniques énergétiques. Je vous propose donc de lui donner un nom. Nous l’appellerons « Taroum ».

La domestication du feu par Taroum a été un formidable moteur pour l’évolution de l’humanité. Elle a permis à l’espèce humaine d’envahir les zones tempérées et froides de la planète et de pénétrer dans les cavernes. Allumé à l’entrée d’une grotte, le feu chauffait l’espace. Les hommes pouvaient donc se regrouper, profiter d’un environnement plus hospitalier et se protéger des prédateurs. Une simple torche enflammée suffit à effrayer ou éloigner les animaux sauvages. Cette défense passive a dû donner un net avantage à nos ancêtres.

Le feu leur a aussi permis de cuire leurs aliments. On peut imaginer les bénéfices qu’ils en ont tirés : mastication plus aisée, digestion facilitée, conservation prolongée, goût plus agréable … et surtout un meilleur apport énergétique pour le développement de leur cerveau et de leur musculation. Les nombreux restes d’animaux retrouvés dans les foyers préhistoriques démontrent que la pratique s’est rapidement développée.
Et puis, en durcissant à la flamme les pointes des épieux et des flèches, les descendants de Taroum ont sans doute amélioré l’efficacité de leurs armes de chasse et de leurs outils. Le feu, première forme d’énergie découverte et exploitée par l’humanité naissante, a permis à celle-ci de dominer les autres espèces animales et de partir à la conquête de la planète.

Après la maîtrise du feu, plusieurs centaines de milliers d’années s’écoulent avant que les descendants de Taroum n’utilisent une nouvelle forme d’énergie. En domestiquant le bœuf, au 8e millénaire avant notre ère et, plus tard, l’âne et le cheval, puis en inventant l’araire (l’ancêtre de la charrue) et la roue, l’homme va plus vite, plus loin, transporte des charges plus lourdes et cultive ses champs sans dépenser sa propre énergie. La traction animale a décuplé les capacités de travail de nos ancêtres et permis l’essor de l’agriculture. Le cheval sera le principal moyen de transport terrestre pendant des millénaires, jusqu’à l’invention, il y a 2 siècles à peine, de la machine à vapeur et de la locomotive.

Vers 2.500 avant notre ère, probablement en Egypte, un navigateur ingénieux a eu l’idée de tendre une toile végétale tressée au bout d’une perche fixée au fond de son embarcation. Et d’utiliser ainsi la force du vent pour voguer sur les flots. Ce n’est que bien plus tard, au Moyen-Orient, dans la seconde moitié du VIIe siècle de notre ère, qu’un autre inventeur anonyme a imaginé se servir du vent pour actionner un moulin et moudre le grain, en transformant ainsi l’énergie éolienne en énergie mécanique.
A l’époque, les moulins hydrauliques existaient depuis longtemps puisque la technique était déjà utilisée par les Romains. Toutefois, le recours à l’énergie des rivières ne se développa vraiment qu’à partir du IXe siècle.

La force des bras, des jambes … et des fouets

Des temps antiques à la fin du Moyen-âge, l’humanité n’a pas beaucoup progressé dans l’exploitation d’autres formes d’énergie. Les Chinois ont bien inventé la poudre à canon, mais était-ce là un progrès vraiment intéressant dans l’histoire de l’énergie ?

Les sociétés antiques évoluées utilisaient comme principale source d’énergie … des esclaves. C’étaient ces « machines » humaines qui bâtissaient les pyramides, les temples et les chaussées romaines, labouraient la terre, faisaient tourner les meules et ramaient dans les galères. La soif d’énergie était déjà le principal motif des conquêtes et des guerres : les esclaves enchaînés que les légions ramenaient, de Dacie, d’Egypte ou de Gaule, puis vendaient sur les marchés, constituaient l’essence de l’économie et de la puissance de Rome. Songeons au million d’esclaves déportés par César en Italie, après la guerre des Gaules.
La Grande Muraille de Chine, les églises romanes, les cathédrales gothiques et les châteaux forts, ont été construits à la force des bras, des jambes … et des fouets !

Si l’on excepte quelques utilisations de la géothermie pour alimenter des réseaux d’eau chaude dans la Rome antique et en Chine, le bois était toujours, depuis « l’invention » de Taroum, la seule source de chaleur pour le chauffage des habitations et la cuisson des aliments … Et le charbon de bois, le combustible que nos ancêtres ont utilisé pendant des millénaires pour produire successivement du cuivre, du bronze puis du fer et forger ces métaux.

Le pétrole était pourtant déjà connu dès l’Antiquité : les Mésopotamiens l’employaient comme produit cosmétique ou comme remède. Ils le trouvaient dans des affleurements naturels ou en creusant des puits à la recherche d’eau potable. Les Egyptiens s’en servaient pour la momification. Pourtant ces peuples n’utilisaient pas le pétrole comme combustible. Les forgerons grecs connaissaient déjà le charbon au IVe siècle avant notre ère. Il était également employé par les Chinois et les Gaulois. Mais nos ancêtres ne pouvaient déceler l’existence d’un gisement qu’aux rares endroits où la couche de houille, dénudée par l’érosion, apparaissait à la surface du sol. Avant l’ère industrielle, le charbon était très peu utilisé comme source d’énergie.

En fait, jusqu’à la fin du Moyen-âge, l’humanité n’a pas ressenti le besoin de développer des techniques pour produire de l’énergie en abondance car les puissants disposaient d’une main d’œuvre nombreuse et gratuite : les esclaves et les serfs.

L’essor de l’industrie

Notre civilisation industrielle s’est bâtie par l’essor, en Europe occidentale, de villes qui joueront tour à tour le rôle de centre de l’organisation industrielle et marchande. Au début du XIIIe siècle, les villes flamandes dont Bruges est la plus dynamique, s’affranchissent du royaume de France. L’utilisation du moulin à eau leur permet d’accroître les rendements agricoles, de mécaniser la production d’aliments, d’inventer les premières machines à tisser et de fabriquer des textiles sans recourir au servage, apanage des seigneurs. Les nombreux cours d’eau de la région sont alors aménagés pour actionner une roue. Une des plus anciennes représentations d’un moulin doté d’une roue à axe horizontal se trouve d’ailleurs aux archives de la ville de Bruges.

En construisant des bateaux capables de remonter le vent, les bourgeois flamands prennent également le contrôle du commerce maritime et fondent les premières formes du capitalisme. Bruges est à cette époque la ville la plus riche d’Europe et sera le cœur de la société marchande jusqu’à la fin du XIVe siècle. Sa puissance sera anéantie par la grande peste et par l’ensablement de son port.

Au début du XVIIe siècle, le centre de gravité de l’industrie se déplace en Hollande. Amsterdam est alors un immense chantier naval dont les grues et les scies sont alimentées par des moulins à vent. Ceux-ci permettent également la mécanisation du filage de la laine. C’est le début de la production textile industrielle.
La construction en série de voiliers exceptionnels permet à Amsterdam de se constituer une flotte qui maîtrise les mers et commerce avec tous les continents. Au XVIIIe siècle, le niveau de vie dans les villes hollandaises est cinq fois supérieur à celui de la France, de l’Angleterre ou de l’Espagne.
Puis la civilisation du vent décline : l’industrie hollandaise naissante n’utilise toujours que le bois comme unique source de chaleur. Mais les forêts hollandaises, surexploitées, s’épuisent et disparaissent. La déforestation va provoquer la première grande crise de l’énergie et la fin de la suprématie industrielle et marchande des Pays-Bas.

Les Anglais prendront le relais. Depuis le XVIe siècle ils extrayaient du charbon en creusant des trous de quelques mètres de profondeur, équipés d’un treuil en bois. Impossible d’aller plus profond car l’eau inonde les puits. Les rivières et les forêts anglaises étaient encore les sources d’énergie principales jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
En 1768, une nouvelle machine à tisser, inventée par Richard Arkwright et mue par des moulins hydrauliques, améliore fortement la productivité de l’industrie textile. Mais à ce moment, l’énergie commence à manquer en Angleterre plus encore qu’en Hollande. Les forêts se font rares comme partout en Europe et l’énergie des rivières ne suffit plus aux besoins de l’expansion industrielle.

Les Anglais vont alors exploiter la machine à vapeur inventée par un français, Denis Papin. Brevetée et améliorée par James Watt, cette innovation leur permet d’abord d’extraire la houille à plus grande profondeur grâce à l’utilisation de pompes et de treuils plus puissants, et d’employer le charbon comme nouvelle source d’énergie abondante. Ensuite, en équipant ses bateaux de machines à vapeur et de roues à aubes d’abord, puis d’hélices à partir de 1840, la marine britannique ravit aux Hollandais la maîtrise des mers et des océans. En 1804, Richard Trevithick construit au Pays de Galles la première locomotive à vapeur. Dix ans plus tard, George Stephenson la perfectionne et ouvre la voie à une révolution des transports terrestres en inaugurant en 1825 le premier chemin de fer accessible au public.

De 1800 à 1850, l’exploitation intensive du charbon permet à l’Angleterre de diviser par cinq le prix de revient de ses tissus et d’en multiplier la production par cinquante. Transformée en coke, la houille remplace également le charbon de bois dans les haut-fourneaux et rend ainsi possible un essor formidable de la métallurgie. La production de fonte d’un haut-fourneau qui était de 4 tonnes par jour en 1806 passe à 15 tonnes en 1850. La première révolution industrielle est en marche. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’empire britannique, nouveau cœur du capitalisme industriel, va dominer le monde.

Le paradoxe de Jevons

Mais dès 1860, le parlement anglais s’inquiète toutefois de la menace que l’épuisement de ses réserves de charbon pourrait faire peser sur la suprématie de son industrie. L’économiste William Jevons décide alors d’étudier la question. Il constate que l’utilisation de machines et de techniques moins énergivores engendre paradoxalement une hausse de la consommation d’énergie. Sa théorie est connue sous le nom de Paradoxe de Jevons. Dans un livre publié en 1865, intitulé The Coal Question, il observe que les machines à vapeur inventées par James Watt sont plus efficaces et consomment moins de charbon pour produire le même travail. Mais en améliorant leur rentabilité, Watt a aussi provoqué une généralisation de leur emploi dans l’industrie ce qui a comme conséquence une forte augmentation de la consommation de charbon anglais. Par ailleurs, Jevons fait remarquer que cette situation risque d’engendrer une hausse des prix, car, pour faire face à la demande, il faudra bientôt mettre en production des mines dont les coûts d’exploitation sont plus élevés. Jevons était assez pessimiste sur la façon de résoudre la question car il était sceptique quant à la possibilité de trouver des énergies de substitution. Sa seule suggestion fut de réduire la dette nationale afin de minimiser les conséquences d’une crise qu’il pensait imminente. La solution au problème sera trouvée de l’autre côté de l’Atlantique.

Ruée vers l’or noir

Vers 1850, le principal combustible liquide est l’huile de baleine, utilisée notamment dans les lampes mais également comme lubrifiant. La chasse intensive à la baleine menace toutefois de provoquer l’extinction de l’espèce et d’engendrer une pénurie d’huile. En forant un puits en Pennsylvanie (Etats-Unis), Edwin Drake produit en 1859 les premiers barils de pétrole, un combustible meilleur marché que l’huile de baleine et plus facile à extraire, à transporter et à stocker que le charbon. C’est la naissance de l’industrie pétrolière et le début de la ruée vers l’or noir. En 1859 les Etats-Unis n’en produisent encore que 274 tonnes. Mais l’invention de l’automobile et du moteur à explosion utilisant l’essence, un dérivé du pétrole, comme combustible, vont provoquer un boom de la demande et de la production. Les progrès technologiques permettent de forer des puits de plus en plus profonds. Après la Pennsylvanie, la Californie puis le Texas deviennent des régions de production intensive. Grâce au pétrole, les Américains ravissent aux Anglais la suprématie du monde industriel et marchand : l’Amérique est le nouveau centre du capitalisme. Près de cent ans plus tard, en 1950, les Etats-Unis fourniront toujours plus de 60 % du pétrole consommé sur la planète.

Après la deuxième guerre mondiale, une nouvelle révolution industrielle se produit. L’extraordinaire croissance économique que connaissent les pays industrialisés est rendue possible par une très forte augmentation de la production d’énergie. De 1950 à 1970, celle-ci passe de 1,7 milliards à 5,2 milliards de tonnes équivalent pétrole (tep)[1] par an. En 20 ans, la production mondiale d’énergie a donc triplé … ce qui a rendu possible un triplement de la production de biens  et de services. Pendant cette période l’extraction de « brut » est multipliée par 7 ! D’immenses gisements sont mis en production aux quatre coins du monde. Le Moyen Orient devient un nouvel Eldorado et la découverte de champs de pétrole en Mer du Nord donne aux européens l’espoir de s’assurer une part du marché mondial.

L’exploitation d’une nouvelle forme d’énergie contribue également à cette croissance : la première centrale nucléaire est entrée en service aux Etats-Unis en 1951. D’autres sont bientôt construites et connectées au réseau électrique en Union Soviétique, en France et en Grande-Bretagne. La puissance cumulée des centrales nucléaires dans le monde croît rapidement : de 1 gigawatt (GW) en 1960, elle passe à 100 GW en 1970, moins de 10 ans plus tard.

Dans les bassins charbonniers d’Angleterre, de Belgique et de France, par contre, c’est la crise. Leur houille n’est plus compétitive, les mines ferment les unes après les autres, la reconversion sera longue et pénible.

Coups de semonce

Vers 1970 se produit un coup de semonce. Les gisements de pétrole américains s’épuisent déjà : dès 1971 leur production décroit. Le même phénomène est observé en Libye et au Venezuela. Plusieurs pays producteurs se rendent compte que leur stock d’or noir n’est pas illimité. En février 1971, l’Algérie et l’Arabie Saoudite annoncent à la surprise générale la nationalisation de leurs puits. Elles sont suivies par l’Irak en 1972, puis par la Libye en 1973, qui nationalise à son tour cinq compagnies pétrolières anglo-américaines.

La première alerte importante s’est déclarée au cours des derniers mois de 1973. Après le déclenchement de la guerre du Kippur entre Israël et ses voisins arabes, un embargo décrété par différents pays exportateurs de pétrole, au moment où la production des Etats-Unis, du Venezuela et de la Lybie commence à décliner, révèle au monde qu’une pénurie des ressources énergétiques peut mettre en danger l’économie de la planète. Le prix du baril de pétrole bondit en quelques semaines de 3 à 13 dollars.

J’étais alors étudiant. Pour la première fois j’entendais parler d’économies d’énergie. Le gouvernement et les médias prodiguaient leurs conseils. On nous demandait de diminuer la température dans les habitations et les locaux publics. A l’école nous devions veiller à éteindre les lumières en quittant un local … Et oui, auparavant on ne s’en souciait guère !
Les automobilistes étaient incités à limiter leur vitesse et à restreindre leurs déplacements. Je me souviens très bien des dimanches sans voiture décrétés par le gouvernement belge, au cours desquels j’avais le bonheur de me balader, à vélo, au beau milieu des rues calmes et désertes de Bruxelles.

Je poursuivais alors des études d’ingénieur polytechnicien. Au cours de cette année notre professeur de géologie a déclenché mon intérêt pour l’écologie et plus particulièrement pour les problèmes énergétiques. Il nous expliquait avec passion comment la nature et les phénomènes géologiques avaient permis de constituer dans la croûte terrestre les stocks de charbon, de pétrole et de gaz que nous étions maintenant en train de gaspiller en quelques décennies seulement. Avec force et conviction il nous prédisait l’épuisement des réserves de pétrole avant l’an 2000. La plupart de mes collègues ne semblaient pas effrayés outre mesure. Moi j’étais tracassé, j’en parlais à mes parents et mes amis. Je sais maintenant que notre prof se trompait quant à l’échéance de sa « prédiction ». Mais le message qu’il voulait nous communiquer est aujourd’hui toujours aussi pertinent, et même plus important que jamais. Les gisements de charbon, de pétrole et de gaz sont épuisables. Un jour, sans doute pas très lointain, l’humanité devra s’en passer. A l’époque on ne parlait pas encore de changements climatiques.

Déclenché par la révolution en Iran, le deuxième choc pétrolier eut lieu au début des années ’80. Le prix du pétrole flambait à nouveau, mettant à mal l’économie mondiale et provoquant un sérieux ralentissement de la croissance. En 1981 le baril « culminait » à 40 dollars, ce qui correspondait à une multiplication par 13 en moins de 10 ans. Les économies d’énergie et le développement d’énergies alternatives revenaient à l’ordre du jour. Je n’avais pas oublié les leçons du prof de géologie et pensais que son pronostic était déjà en train de se concrétiser. J’eu alors l’idée, avec quelques amis, de créer une petite entreprise. Pendant quelques temps nous avons vendu et placé des capteurs solaires et des pompes à chaleur. Nous exécutions également des travaux d’isolation et nous intervenions dans les entreprises pour étudier les possibilités d’économiser l’énergie. Mais après deux ou trois ans de crise économique, la consommation mondiale de pétrole baissa sensiblement. La production d’or noir, par contre, dopée par les prix élevés tournait à plein régime. De nouveaux champs s’ouvraient en Mer du Nord, en Sibérie, en Alaska. Les effets ne se sont pas fait attendre : l’offre dépassant la demande, le prix du baril s’est effondré. En 1988 il valait à nouveau moins de 10 dollars. Plus personne n’était encore intéressé par les économies d’énergie et les services proposés par notre petite entreprise : nous avons dû abandonner l’affaire.

Les prémisses de la transition

Dans les derniers mois de l’année 2000, une hausse importante du prix des combustibles a surpris tous les analystes car, à l’inverse des chocs pétroliers précédents, elle s’est produite sans raison géopolitique majeure : ni guerre, ni révolution, ni embargo. Le baril de pétrole dépassait à nouveau les 30 dollars en novembre 2000. Cette nouvelle flambée a provoqué divers mouvements sociaux dans plusieurs pays d’Europe occidentale : grève des camionneurs, manifestations syndicales, mauvaise humeur des automobilistes. Dans les colonnes de certains journaux, j’ai découvert alors avec grand intérêt l’avis de quelques experts et scientifiques pour qui cette nouvelle petite crise de l’énergie était une chance : elle permettrait peut-être de freiner le gaspillage d’une ressource qui s’épuisait rapidement et d’accélérer ainsi la recherche d’alternatives. Pour la première fois quelques précurseurs entrevoyaient la nécessité d’une nouvelle transition énergétique. Mais il est apparu clairement qu’une majorité de la population n’entendait pas ce discours et n’acceptait pas de payer plus cher pour son confort énergétique. Tout est vite rentré dans l’ordre. Pressés par les gouvernements occidentaux, les pays producteurs de pétrole ont augmenté leur production. Le marché fut à nouveau largement approvisionné, l’abondance était restaurée, et la tension s’apaisait rapidement. Fin 2001 le baril se vendait à moins de 20 dollars.

Le répit ne fut pas très long. Dès 2003, les prix des combustibles ont entamé un nouveau cycle de hausse jamais égalé auparavant. Au début du XXIe siècle, la croissance économique a en effet engendré une forte augmentation de la demande en énergie, notamment dans les pays émergeants comme la Chine, l’Inde, le Mexique et le Brésil.

Nous avons alors assisté à une nouvelle manifestation du paradoxe de Jevons. Après les deux chocs pétroliers des années 70, l’industrie a inventé des techniques moins énergivores : les installations industrielles, les véhicules et les chaudières, par exemple, consomment moins tout en étant plus efficaces. Pourtant toutes ces améliorations n’ont pas engendré d’économies, au contraire : en 20 ans, de 1985 à 2005, la consommation mondiale de pétrole s’est accrue de 40 % et la production mondiale d’énergie a doublé, passant de 5 à 10 milliards de TEP.

Mais à partir de 2006, la production de pétrole « conventionnel » s’essouffle, les pays exportateurs peinant à ouvrir encore plus largement les vannes. Dans certaines régions du monde les réserves s’épuisent rapidement. Aux Etats-Unis la chute de la production, entamée en 1971, s’est poursuivie jusqu’en 2012 avant que le « boom » des pétroles de schiste n’inverse la tendance.
En Europe elle décline dans tous les pays producteurs. Les champs de la Mer du Nord, qui ont été exploités très intensivement, se tarissent : la production britannique a diminué de 40 % depuis 2000. Celle de la Norvège décroit depuis 2001. En Australie, elle a diminué de moitié.  Depuis les années ’80 plus aucun gisement d’envergure de pétrole « conventionnel » n’a été découvert dans le monde.

A ce moment, le spectre d’une pénurie apparaît une nouvelle fois : le prix du baril bat un nouveau record, se hissant à 78 dollars. Au second semestre 2007, il franchit les 90 dollars. Le 20 novembre, pendant la séance de cotation, le « seuil psychologique » des 100 dollars est atteint.  A peine quelques mois plus tôt un tel prix semblait encore être, pour certains analystes, une prédiction farfelue.  Début 2008 le seuil est à nouveau franchi et dépassé allègrement. Le cours du pétrole progresse de jour en jour, flirte avec les 150 dollars, et provoque, comme en 2000 des grèves et des manifestations de différents acteurs économiques en danger tels que les agriculteurs, les marins-pêcheurs et les camionneurs. Mais toute la population est touchée, car les prix des denrées alimentaires et de nombreux autres produits dépendant du pétrole flambent également.

Grande crise et boom du pétrole de schiste

Survient alors, en 2008, la « grande crise » économique et financière. Officiellement elle trouve son origine dans l’impossibilité pour de nombreux américains de rembourser leurs emprunts hypothécaires. Mais pourquoi donc tous ces ménages se sont-ils brusquement trouvé en cessation de paiement ? Les hausses importantes des prix de l’énergie et des denrées de base n’y étaient-elles pas pour quelque-chose ?

Finalement c’est à nouveau aux USA que sera trouvée la parade au plafonnement de la production mondiale d’or noir et aux tensions entre l’offre et la demande qui avaient provoqué la flambée des cours et agité le spectre d’une pénurie. Une petite entreprise, la Mitchell Energy a mis au point une nouvelle technique combinant forage horizontal et fracturation hydraulique pour faire jaillir du pétrole et du gaz de couches sédimentaires imperméable dans lequel ces hydrocarbures étaient emprisonnés. C’est ce qu’on appelle en français « pétrole de schiste ».
Les grandes compagnies pétrolières ne pouvaient évidemment pas rester longtemps au balcon : elles ont vite compris les enjeux et les perspectives énormes qu’offrait l’exploitation de ces nouveaux gisements. En 2008 elles entrent dans la danse en y mettant les moyens techniques et financiers. Plus de 500.000 puits sont forés dans le sol américain entre 2005 et 2012, soit un nouveau puits toutes les 8 minutes. La production d’hydrocarbures de schiste nécessite en effet 100 fois plus de forages qu’un gisement conventionnel, soit … un puits par km2 ! Evidemment les coûts d’exploitation sont aussi beaucoup plus élevés, mais les résultats sont quasi miraculeux : non seulement le déclin de la production américaine d’hydrocarbure (entamée en 1971, rappelez-vous) est enrayé, mais en moins de 10 ans les Etats-Unis redeviennent le premier producteur mondial et renouent avec l’indépendance énergétique.

Depuis lors le prix du baril et dans sa foulée des autres énergies fossiles n’a pas cessé de jouer au yoyo et son graphique de s’apparenter aux montagnes russes. La dernière péripétie en date, pendant la crise du Covid-19 l’a même vu passer brièvement sous zéro. Et les prix du baril sont à nouveau historiquement bas entraînant dans la foulée les faillites en cascade de nombreux petits producteurs de pétrole de schiste.

Par ici la sortie

Mais aujourd’hui la hauteur des réserves mondiales et la balance entre la production et la consommation de pétrole et de gaz ne sont plus les préoccupations principales. Les risques pour l’humanité que représentent les changements climatiques ne font plus beaucoup de doutes malgré les élucubrations de quelques climatosceptiques célèbres, comme celui qui occupe actuellement la Maison Blanche. L’objectif est clair : sortir le plus vite possible, et avant 2050 au plus tard, des énergies fossiles. C’est tout l’enjeu de la transition énergétique en cours.

Par la découverte du feu, les héritiers de Taroum ont réussi à maîtriser les autres espèces et à dominer la planète. Avant notre ère, la traction animale a permis aux agriculteurs du Moyen-Orient d’améliorer leurs techniques et de bâtir les premières grandes civilisations. La puissance de Rome s’est fondée sur « l’huile de bras » des innombrables esclaves que les légions ramenaient de leurs conquêtes aux marches de l’empire. Vers la fin du Moyen Age, les bourgeois flamands ont utilisé l’énergie hydraulique pour s’affranchir de la noblesse et fonder le premier cœur de l’organisation capitaliste et marchande. Le vent a contribué pendant près de deux siècles à la suprématie économique des Hollandais. L’empire britannique s’est bâti grâce au charbon. Au XXe siècle, le pétrole a fait des Américains les maîtres du monde.
Aujourd’hui, l’urgence climatique nous impose un développement accéléré des énergies renouvelables. Avons-nous tous bien conscience de l’importance  et de la nécessité de cette nouvelle transition ? Cette fois, c’est tout simplement la survie de l’humanité qui en dépend.

[1] Une « tep » ou « tonne d’équivalent pétrole » équivaut à l’énergie résultant de la combustion d’une tonne de pétrole brut « moyen ». Cette unité de mesure est très fréquemment employée pour exprimer dans une unité commune des données de production et de consommation relatives à différentes énergies. 1 tep = 11.630 kWh