Dans le cadre de l’évolution du mix électrique national, le parc nucléaire français est de plus en plus sollicité pour effectuer du suivi de charge, exercice qui consiste à constamment adapter la production en fonction des besoins variables en électricité. Cette pratique pourrait-elle représenter un risque pour le bon fonctionnement de nos centrales nucléaires ?

Dans un monde en pleine transition énergétique, EDF doit faire face à des défis majeurs pour assurer à notre pays une production d’électricité fiable, suffisante et sécurisée, tout en faisant évoluer ses moyens de production pour atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici à 2050. L’un de ces défis consiste à lisser la production aléatoire des renouvelables en modulant la puissance des centrales pilotables. La modulation, aussi appelée « suivi de charge », désigne l’adaptation en temps réel des moyens de production à la demande en électricité du pays. En d’autres termes, EDF doit en permanence ajuster la quantité d’électricité qu’elle produit en fonction des variations causées par nos habitudes et par la météo.

En France, ce suivi de charge est effectué grâce aux centrales nucléaires : c’est ce que l’on appelle la modulation nucléaire. Certains experts s’interrogent sur la compatibilité de cette modulation nucléaire avec les objectifs d’énergies renouvelables fixés par le gouvernement, à l’image de Jean-Jacques Nieuviaert, président de la Société d’Études et de Prospectives Énergétiques (SEPE). Selon lui, l’impact de la production irrégulière des énergies renouvelables sur la modulation nucléaire pourrait conduire à une impasse.

Qu’en est-il vraiment ? Quelles solutions pourraient être mises en place pour concilier nucléaire et énergies renouvelables dans le mix électrique français ?

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La modulation nucléaire, une spécificité française

Traditionnellement, la modulation, ou « suivi de charge », est effectuée par des centrales électriques dites pilotables comme des centrales thermiques (gaz, charbon, biomasse) et certaines centrales hydroélectriques. Le nucléaire est plutôt considéré comme une source de production peu flexible dont le rendement est maximisé, car le coût d’un MWh d’électricité issu du nucléaire est généralement constitué à 90 % de frais fixes. Faire fonctionner une centrale nucléaire en dessous de sa puissance nominale entraîne donc une hausse importante de son prix au MWh.

Contrairement à la plupart des autres pays du monde ou le nucléaire est minoritaire, en France, la filière représente 69,50 % du mix électrique national, ce qui rend impossible le fonctionnement permanent et à pleine charge de tout le parc nucléaire. Celui-ci a donc été adapté pour être capable de réaliser une grande partie de la modulation nécessaire à l’échelle du pays. En parallèle, quelques stations de transfert d’énergie par pompage-turbinage (STEP) ont été déployées pour tenter de valoriser les excédents de production par le stockage.

À quoi ressemble la modulation nucléaire ?

Les centrales nucléaires françaises sont capables de faire varier leur production d’électricité de 30 % à 100 % de leur puissance nominale en fonction des besoins. En règle générale, la production est divisée en 4 phases :

  • 12 heures à pleine puissance,
  • 3 heures de baisse de production progressive pour atteindre la puissance recherchée,
  • 6 heures à puissance limitée,
  • 3 heures de hausse de production progressive.
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Mieux encore, d’après EDF, les centrales sont capables d’ajuster leur production en seulement 30 minutes pour répondre à la demande. En 2015, par exemple, l’un des réacteurs de la centrale nucléaire de Golfech d’une puissance de 1 300 MW avait fait baisser sa production de près de 900 MW en moins de 30 minutes pour s’adapter à la hausse de production momentanée des éoliennes du fait de conditions météo favorables.

Quand les besoins de production sont trop faibles, il arrive que des réacteurs nucléaires soient également éteints. Cependant, EDF cherche à éviter ce genre de cas de figure, car le redémarrage d’une centrale est très long. Il faut en général compter au moins vingt-quatre heures, ce qui entraîne une perte de flexibilité au niveau de la production.

En comparaison, une centrale à gaz ou à charbon peut être éteinte ou redémarrée en quelques heures seulement et leur puissance peut être ajustée rapidement. Selon le cabinet de conseil Sia Partners une turbine à gaz à cycle ouvert peut, par exemple, faire varier sa production de 30 % en 30 secondes seulement.

De nouveaux enjeux pour atteindre la neutralité carbone

Pour permettre à la France d’atteindre son objectif de neutralité carbone d’ici à 2050, le parc nucléaire français fait face à des enjeux nouveaux et potentiellement contradictoires. D’un côté, la durée de vie des réacteurs existants doit être prolongée. De l’autre, les besoins en modulation vont augmenter du fait du développement des énergies renouvelables.

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La modulation, un frein au prolongement des centrales existantes ?

Pour assurer cette neutralité carbone, la France a choisi de miser sur la création de 6 nouveaux réacteurs nucléaires d’ici à 2035, mais aussi de prolonger les réacteurs actuels. Dimensionnés pour une durée d’utilisation initiale de 40 ans, ceux-ci pourront bénéficier d’un prolongement de leur durée de vie après une inspection décennale de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) et la réalisation de travaux de mise en conformité. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé. Depuis 2019, des travaux de mise à niveau sont en cours sur le réacteur de 900 MW Tricastin 1, initialement mis en service en 1980.

La méthodologie de sûreté de l’ASN pose néanmoins problème. Parfois considérée comme trop pessimiste, elle entraîne de nombreux arrêts prolongés, mais aussi un manque de visibilité au-delà de 10 ans. Cette visibilité est pourtant nécessaire pour répondre avec pertinence aux enjeux d’approvisionnement du pays. L’ASN envisage donc de faire évoluer sa méthodologie en s’inspirant notamment des USA, dont le parc nucléaire est assez proche du modèle français. Outre-Atlantique, certains réacteurs ont déjà été prolongés à 60 ans, et une durée de vie de 80 ans est actuellement en cours d’étude. L’ASN se dit notamment prête à « identifier quelles sont les souplesses que l’on pourrait dégager dans les calculs mécaniques sur le vieillissement des cuves, sans remettre en cause le niveau de sûreté. »

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Elle devra néanmoins prendre en compte les contraintes imposées par la modulation nucléaire sur les réacteurs, un phénomène qui n’existe pas — ou très peu — aux USA. Selon l’expert de l’institut Négawatt et partisan de la dénucléarisation Yves Marignac, « La modulation renforce la fatigue des matériaux. EDF a toujours prétendu que ce n’était pas le cas, mais matériellement, il y a nécessairement une fatigue supplémentaire. » Cela est d’autant plus vrai pour les réacteurs construits avant 1999 qui n’étaient à l’origine pas conçus pour un fonctionnement en suivi de charge.

Une hausse de cette modulation pour compenser la variabilité des Énergies Renouvelables

Pourtant, l’objectif de neutralité carbone impose des besoins de modulation nucléaire de plus en plus importants. D’une part, toutes les centrales à charbon du pays devront être arrêtées d’ici à 2026. Pourtant, ces centrales, comme la plupart des centrales thermiques à flamme, avaient jusqu’ici un rôle essentiel dans le suivi de charge grâce à leur aspect modulable et pilotable.

D’autre part, les énergies renouvelables devraient représenter 40 % du mix électrique de la France d’ici 2030. Or, les énergies issues du solaire et de l’éolien ont la particularité d’être très variables, notamment du fait des conditions météorologiques. Cette dépendance climatique entraîne une production parfois incertaine qui nécessite des moyens de production de secours. Dans l’état actuel des choses, en France, c’est l’énergie nucléaire qui doit compenser cette variabilité.

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En 2012, la modulation nucléaire était effectuée par 20 % des réacteurs français. Aujourd’hui, c’est la moitié des réacteurs du parc nucléaire sont affectés au suivi de charge. Conscient de ces enjeux, le président de l’ASN résumait ainsi : « Avec l’arrêt de la production pilotable utilisant des combustibles fossiles, les fluctuations de la demande d’électricité devront être encaissées par le parc nucléaire. D’où la question : est-ce que cela conduit à des effets particuliers en termes de prolongation du parc ? ».

Des solutions pour concilier nucléaire et énergies renouvelables

Outre la possible capacité des réacteurs nucléaires français à effectuer une modulation encore plus importante, quelques pistes pourraient être étudiées pour concilier hausse de la production d’énergies renouvelables et production nucléaire dans le mix électrique. Pour encourager le développement des énergies renouvelables, EDF avait instauré une règle les rendant prioritaires sur la production issue du nucléaire. Jean-Jacques Nieuviaert, président de la SEPE (Société d’Étude et de Prospective Énergétique), propose d’abroger cette règle, ce qui permettrait à EDF d’avoir une plus grande latitude sur la répartition du suivi de charge entre les différents moyens de production.

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Augmenter les capacités françaises de stockage d’énergie permettrait de mieux compenser les variations de production des parcs solaires et éoliens. Pour cela, il faudrait optimiser les STEP existantes et en créer de nouvelles, comme c’est le cas en Australie avec le projet Snowy 2.0. Favoriser le développement de centrales de production d’énergies renouvelables hybrides. Aux Pays-Bas, par exemple, l‘Energy Park Haringvliet comprend des éoliennes, un parc photovoltaïque ainsi que des batteries. La combinaison de ces trois éléments permet de lisser la production électrique.

Améliorer les interconnexions permettrait également de distribuer une plus grande partie de notre production à nos pays voisins. Ce système aurait en plus l’avantage de favoriser le foisonnement à l’échelle européenne (lorsqu’on parle d’énergies renouvelables, le foisonnement décrit la capacité de la production d’électricité d’une zone climatique à compenser un excès ou un déficit de production dans une autre zone climatique).