Un cercle tracé au milieu des arbres, avec six lignes qui le traversent en son centre. Si l’image satellite est particulièrement surprenante, il ne s’agit pas d’un camp hippie et encore moins d’un motif extraterrestre. Il s’agit d’une électrode de ligne à haute tension à courant continu, dont certaines utilisent le sol pour transporter de l’électricité. Voici le fonctionnement de cette technologie étonnante.
L’histoire de la transmission d’électricité est pour le moins mouvementée. Ainsi, à la fin du XIXᵉ siècle aux États-Unis, la rivalité entre les tenants du courant continu et ceux du courant alternatif est allée jusqu’à être qualifiée de « guerre des courants » par les commentateurs et historiens. Dans le premier camp, celui du courant continu, il y a Thomas Edison, véritable pionnier du réseau électrique. De l’autre, George Westinghouse, qui promeut le courant alternatif. Et entre les deux, Nikola Tesla, qui est passé d’Edison à Westinghouse et a contribué à l’expansion du courant alternatif.
En jeu : la définition du standard (continu ou alternatif) de la distribution d’électricité. Celui dont le standard l’emportera obtiendra d’immenses bénéfices industriels. L’histoire aura donné raison au courant alternatif, notamment du fait du développement de transformateurs permettant de le transporter à haute tension sur de longues distances. Ainsi, aujourd’hui, nos réseaux sont alimentés en courant alternatif, très finement réglé autour de la fameuse fréquence de 50 Hz, en France et en Europe.
Était-ce la fin du courant continu ? Non, car ce dernier a subsisté et trouvé des applications toujours plus nombreuses. Dans de tout petits réseaux autonomes et décentralisés, le courant continu n’est pas sans intérêt pour coupler, par exemple, des systèmes photovoltaïques avec des batteries. Mais il s’avère utile pour des applications à plus grande échelle, dont celle que nous évoquerons dans cet article : le transport électrique sur de très grandes distances.
À lire aussiEt si l’on abandonnait le courant alternatif ?Il s’agit de la technologie dite HVDC (« High Voltage Direct Current », soit en français « Courant continu haute tension »). Comme nous l’avons vu, le transport d’électricité par courant continu n’a rien de nouveau et date des années 1880, toutefois son utilisation moderne est plus récente. Elle a été rendue possible par le développement, à partir des années 1950, de convertisseurs en courant continu moins coûteux. Et elle a été motivée par le besoin de transporter de l’électricité sur de très longues distances, par exemple, depuis des barrages, situés à des emplacements éloignés des sources de consommation.
En effet, dès lors que les distances deviennent très importantes entre les points de production et ceux de consommation, la résistance électrique des câbles en courant alternatif s’accroît significativement et provoque des pertes trop importantes. De plus, dès lors que les lignes sont enterrées ou circulent sur le fond marin, le câble a un effet capacitif qui conduit, en courant alternatif, à ne plus pouvoir transporter de puissance active jusqu’à destination. On estime ainsi que des lignes HVDC sont rentables dès lors que les distances sont supérieures à 500 km pour des lignes aériennes, et supérieures à environ 50 ou 100 km pour les lignes souterraines ou sous-marines.
Aujourd’hui, alors que les interconnexions entre pays se développent massivement, ainsi que les sources d’électricité renouvelables souvent situées à grande distance, les lignes HVDC s’avèrent de plus en plus intéressantes. Ainsi, leur expansion est massive depuis le début du XXIᵉ siècle. Et c’est bien une des principales raisons pour laquelle nous en entendons de plus en plus parler. Ce à quoi s’ajoutent par ailleurs les progrès notables en termes d’électronique de puissance.
À lire aussiCes étranges lignes à très haute tension qui font circuler de l’électricité dans le solNous en arrivons bientôt à nos étranges motifs au sol. Nous y sommes presque, mais une dernière précision est encore nécessaire. Il faut savoir que les lignes HVDC peuvent être catégorisées en deux grandes technologies.
➡️ La première implique deux câbles pour fermer le circuit électrique (techniques dites bipolaires et monoplaires à retour métallique).
➡️ La seconde technique implique un unique câble, et le circuit est fermé par l’environnement lui-même, à savoir le sol dans le cas d’une liaison terrestre, ou l’eau de mer dans le cas d’une liaison sous-marine ; il s’agit de la technique dite « monopolaire à retour par la terre ».
Car il faut savoir que le sol lui-même est conducteur, surtout lorsqu’il est humide, au même titre que l’eau de mer. Ainsi, la résistivité d’un sol argileux humide peut-être de l’ordre de 5 à 20 Ohms-mètres (Ω⋅m, il s’agit bien d’une multiplication), à comparer avec celle du granite ou du sable sec, supérieurs à 1000 Ohms-mètres. La résistivité de l’eau de mer, quant à elle, est plus basse encore, de l’ordre de 0,2 Ω⋅m. Ces résistivités sont suffisamment basses pour envisager de faire transiter dans ce milieu la totalité de l’énergie transmise par la ligne HVDC.
Et c’est bien ce qui est mis en œuvre dans les lignes HVDC mettant en œuvre la technique de retour par la terre. Ajoutons que les lignes HVDC à deux conducteurs sont fréquemment dotées de moyens permettant de fonctionner avec un retour par la terre, pour le cas où un des câbles subirait une maintenance ou une avarie – il s’agit alors d’un mode de fonctionnement de secours.
La carte proposée par le projet Open Infrastructure Map permet d’observer l’architecture d’une grande partie du réseau électrique à l’échelle mondiale. La totalité des lignes haute tension à courant continu sont représentées dans les moindres détails. N’hésitez pas à y faire un tour : openinframap.org
Pour injecter le courant dans le sol ou dans la mer, il faut prévoir deux électrodes : l’une au point d’émission du courant, et l’autre au point de réception. Nous en arrivons à nos curieux motifs tracés sur le sol, qui ne sont pas des traces d’atterrissage extraterrestre. Il s’agit bien de ces électrodes qui injectent dans la terre l’électricité de la ligne de transport HVDC. Et ces électrodes sont de grande taille ! Car il faut pouvoir injecter dans le sol d’énormes quantités de courant électrique : plusieurs centaines de mégawatts, voire plus d’un gigawatt. Et pour que le courant soit suffisamment faible par unité de surface, il faut que la surface de contact entre le sol et le conducteur électrique soit importante.
Et c’est donc bien cela, notre image mystère : il s’agit d’une électrode enterrée du Nelson River DC Transmission System, un système constitué de plusieurs lignes HVDC dans l’État du Manitoba au Canada. Les électrodes sont constituées d’un conducteur enterré environ trois mètres sous le sol, dans une gangue conductrice constituée de coke (charbon), et formant un anneau de plusieurs centaines de mètres de diamètre. L’ensemble du système est constitué de trois lignes, chacune comprenant deux câbles ; le retour par la terre est prévu uniquement pour des situations où un câble ne serait pas disponible, ce qui justifie la présence des électrodes.
Ce système permet de transporter jusqu’à 2 GW depuis les centrales hydroélectriques de la Neslon River jusqu’aux zones plus peuplées, au sud, sur environ 700 km.
La configuration des électrodes peut être de diverse nature. Elles peuvent être verticales ou horizontales, ou encore immergées dans l’eau dans le cas de liaisons maritimes. Ainsi, toutes les lignes HVDC ne montrent pas de telles configurations au sol. De plus, la technique du retour par la terre est de moins en moins utilisée, en tout cas en fonctionnement normal.
En effet, le transit de telles puissances par le sol n’est pas sans effet sur l’environnement, et ce même si l’intensité du courant est très faible, car répartie sur une très large section dans le sol. Pour donner un exemple : les systèmes métalliques de grande longueur qui se trouvent entre les électrodes (par exemple : pipeline, rail) peuvent se voir empruntés par un courant, faible, mais susceptible d’accélérer sa corrosion. De plus, aux environs des électrodes marines, ce sont des effets d’électrolyse qui peuvent se produire.
L’impact réel sur la santé et l’environnement dépend principalement des précautions prises, notamment au niveau de la conception de l’électrode. Et ces effets doivent être mis en balance avec les impacts de lignes de transport en courant alternatif, qui ne sont pas neutres non-plus. Les techniques présentent ainsi chacune des avantages et des inconvénients, et l’on peut relever que, de façon générale, l’impact du transport d’électricité à longue distance est un sujet à part entière, avec son lot de controverses. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne la technique de retour par la terre, il semble que cette technique soit de plus en plus réservée à des modes de fonctionnement de secours.
Maintenant que le mystère de ce curieux motif est résolu, posons-nous cette question : le HVDC est-il une revanche du courant continu sur le courant alternatif ? Sommes-nous en train de jouer le match retour de la « guerre des courants » de la fin du XIXᵉ siècle ? C’est possible ! Car dès lors qu’on envisage une part importante d’énergie renouvelable, dont l’emplacement peut être imposé par des caractéristiques d’un site distant, le transport à très longue distance devient un sujet d’une grande importance. Et il en est de même dès lors qu’on multiplie les interconnexions à l’échelle d’un continent.
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