L’Europe tente de définir une classification des projets « bons pour le climat » pour faciliter le travail des investisseurs. Vital pour la transition climatique, ce travail se heurte au lobbying de nombreux secteurs.

Sous l’impulsion de la présidente de la Commission européenne, l’Europe veut rehausser son ambition climatique. Depuis son élection, en juillet 2019, Ursula von der Leyen entend imposer aux « 27 » qu’ils réduisent de 55 % leurs émissions de gaz à effet de serre (Ges) entre 1990 et 2030.

Actuellement, le « paquet énergie-climat » impose aux pays membres de l’Union européenne d’abattre de 40 % leurs émissions pour la même période. Un premier accord politique a été obtenu lors du conseil européen du 17 décembre 2020. Il a été définitivement entériné dans la nuit du 20 au 21 avril 2021, à la suite d’un deal conclu entre le Conseil et le parlement européen sur le projet de « loi climat ». Reste à le mettre en œuvre. Une tâche ambitieuse.

Un devis de 5 000 milliards d’euros

Selon les premières estimations, le montant total de la facture de la décarbonation de l’industrie européenne s’élève à environ 5 000 milliards d’euros pour la décennie. Adopté, il y a quelques mois, le budget pluriannuel de l’UE, pour 2021-2027, prévoit d’y consacrer plus de 600 milliards d’euros d’argent public. On l’aura compris : le privé paiera l’essentiel du développement des énergies renouvelables, du déploiement des usines d’hydrogène, de la banalisation de la voiture électrique, de la fourniture du kérosène de synthèse, etc.

Dans une économie libérale, comment inciter le « monde de la finance » à investir dans l’économie « bas carbone », pas toujours réputée pour sa rentabilité rapide ? La réponse de la Commission tient en deux mots : green bonds. Ces obligations vertes ont le vent en poupe. Elles constituent le véhicule financier du moment pour financer la transition énergétique. L’an passé, entreprises et États[1] ont levé plus de 260 milliards de cette dette verte auprès des banques et des investisseurs. En forte hausse, ce chiffre doit toutefois être relativisé. L’an passé, les 260 milliards ainsi levés ont représenté 2,7 % du volume de la dette émise. En 2015, ce ratio était inférieur à 0,5 %.

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Quelle nomenclature ?

Problème : aucune nomenclature de green bonds ne permet aux investisseurs de distinguer à coup sûr le projet vert de l’investissement plus ou moins carboné. Depuis plusieurs années, la Commission européenne affine un projet de « taxonomie ». Dans l’esprit de ses promoteurs, cette grille de lecture permettra de séparer le grain vert de l’ivraie carbonée.

Le design de cet outil inquiète. De nombreux secteurs d’activités craignent non sans raison de se voir fermer des sources de financement pour le cas où ils seraient classés « ennemis du climat ». La menace n’a rien de fantasmagorique. Plusieurs institutions financières, telle la Banque européenne d’investissement (BEI), s’interdisent désormais de soutenir des projets d’exploitation, de transport ou de consommation d’énergies fossiles.  

Texte imparfait

Un règlement européen définissant le cadre général est entré en vigueur le 20 juin 2020. Reste à définir le système de classification. Il puise ses racines dans les travaux d’un groupe d’experts (le TEG) qui a rendu ses recommandations le 9 mars 2020. Sur cette base, la Commission a rédigé un acte délégué, soumis à consultation fin novembre 2020.

Cette mouture était loin d’être parfaite. Le transport maritime y est réputé propre (il génère 3 % du CO2 anthropique), comme la production animale à des fins énergétiques. Dans certains cas, la construction d’aéroport est classée dans le rayon vert. De plus, le texte ne souffle mot de l’énergie nucléaire. Son classement étant tributaire d’un rapport commandé au Centre de recherche commun (JRC), le bras armé de l’expertise scientifique de la Commission.

L’avenir de l’atome

Ces dernières semaines, les événements se sont accélérés. Le rapport « provisoire » du JRC a opportunément fuité. Conclusion des scientifiques : le bilan carbone du nucléaire est comparable à celui de l’énergie éolienne ou de l’hydroélectricité. Last but not least : « il n’y a pas de preuve scientifique que les effets sur la santé ou sur l’environnement de l’énergie nucléaire soient supérieurs à ceux des autres sources de production d’électricité classées par la taxonomie comme activités contribuant à l’atténuation. »  

Au moment où la Commission publiait « officiellement » le rapport du JRC, une nouvelle version de l’acte délégué fuitait. Consternation : le texte rend le gaz naturel éligible aux green bonds. Surtout si on l’utilise pour alimenter des réseaux de chaleur ou des centrales électriques. La nouvelle a fait bondir plus d’un expert en finance durable.

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L’intrusion du gaz

Dans un courrier adressé à la Commission, Nathan Fabian, le président du TEG, estime que l’inclusion d’une énergie fossile dans la taxonomie discrédite son intégrité environnementale. Pour ne rien arranger, 9 des 57 experts du collège menacent de démissionner si le méthane reste classé dans les énergies « vertes ».

A la veille de l’ouverture du sommet des leaders sur le climat, qu’organise le président américain Joe Biden, l’Europe ne pouvait tergiverser davantage. Bruxelles a donc choisi de reporter à plus tard les sujets qui fâchent.

Dans l’après-midi du 21 avril, la Commission a publié l’acte délégué concernant la « taxonomie climatique » ainsi que ses deux annexes (400 pages). « Cet acte délégué couvrirait les activités économiques de quelque 40 % des sociétés cotées dans les secteurs qui sont responsables de près de 80 % des émissions directes de gaz à effet de serre en Europe. Ces secteurs comprennent l’énergie, la sylviculture, l’industrie manufacturière, les transports et la construction », précise l’exécutif communautaire.

Procrastination communautaire

Comme on pouvait s’y attendre, la décision sur le statut du gaz naturel et du nucléaire a été reportée à l’automne. Gênant si l’on considère que ces deux sources d’énergie ont produit près de la moitié de l’électricité européenne en 2019. Pour une entreprise comme EDF, la nouvelle n’est pas sans conséquence. « Sans le nucléaire, plus de 40% de nos activités sont éligibles à la taxonomie. Avec le nucléaire, c’est plus de 90% », résume Carine de Boissezon, directrice du développement durable de l’électricien français.

Les investisseurs peuvent donc commencer à sélectionner les projets à financer. Mais ils auraient tort de se précipiter.

Les députés écologistes se sont étranglés en découvrant les critères d’éligibilité de la foresterie et de la production de bio-énergie. « C’est simple, on peut faire tout ce que l’on veut d’une forêt et on reste éligible », estime Bas Eickhout. C’est à peine exagéré. Les règles de bonnes pratiques climatiques ne doivent s’appliquer qu’aux forêts de plus de 25 hectares de superficie. Sous ce seuil, on peut tronçonner sans compter. Et sans risque de perdre son éligibilité aux financements verts. Commentaire du parlementaire néerlandais : « le lobbying de la Suède et de la Finlande a bien fonctionné. » Amusant, si l’on considère que les deux pays nordiques sont gouvernés par des coalitions socialo-vertes.

Autre critique : la production d’hydrogène décarboné ne l’est pas tout à fait. Le texte considère toujours que l’on peut financer des infrastructures aéroportuaires. Bref, le texte est loin de faire l’unanimité. Et si le parlement européen ne peut amender un acte délégué, il peut le rejeter en bloc. Une menace que brandissent déjà les eurodéputés écologistes. Ils pourraient ne pas être les seuls à voter la censure.

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[1] En 2020, la France a levé 6,9 milliards d’euros de green bonds et la Société du Grand Paris 12,2 milliards.