Depuis quelques semaines, des scientifiques appellent de nouveau à arrêter tout nouveau programme nucléaire en France. Sont-ils inconscients ou clairvoyants ? Revue croisée de quelques-uns de leurs arguments.

Si besoin en était, le dernier rapport du Giec l’a confirmé. Pour maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 2 °C d’ici 2050, nous allons devoir réduire drastiquement nos émissions nettes de CO2. Par drastiquement, comprenez de quelque chose comme 90 %. Le défi est de taille. Alors à la lecture de l’appel à arrêter tout nouveau programme nucléaire lancé il y a quelques semaines par des scientifiques — pour la plupart non-experts en physique ou en énergie nucléaire —, la question se pose. Sont-ils inconscients ou clairvoyants ?

Parce que, rappelons d’abord, à toutes fins utiles, que le nucléaire constitue une source d’électricité bas-carbone. Très bas-carbone, même, selon les dernières analyses de cycle de vie en France. « Oui, mais il est dommage que la problématique de l’énergie, dans notre société, ne soit discutée que par le prisme du nucléaire et donc de l’électricité », répond Jean-Marie Brom. Il est directeur de recherches en physique des particules. Il est aussi l’un de ceux qui ont lancé l’appel. Un opposant précoce au programme électronucléaire français, engagé depuis le début des années 1970.

À lire aussi L’électricité nucléaire française serait incroyablement bas-carbone selon EDF

Des besoins en électricité amenés à augmenter

Peut-être faut-il préciser ici que le nucléaire peut aussi servir à d’autres usages. Il peut produire de la chaleur ou encore cet hydrogène bas-carbone tant rêvé. Mais il est vrai que nous avons cette fâcheuse tendance à confondre mix énergétique et mix électrique. Or la part de l’électricité dans la consommation d’énergie dans le monde est de l’ordre de 20 % seulement. Elle progresse toutefois. Elle était d’à peine plus de 10 % il y a 40 ans. Et les experts s’accordent à dire qu’elle va continuer à augmenter. Le résultat de l’accroissement de la population et du développement des économies. Parce qu’ils envisagent, surtout, l’électrification des usages comme l’un des leviers principaux de notre transition énergétique.

Le dernier rapport du Giec — encore lui — évoque ainsi une part, pour l’électricité, de l’ordre de 50 % dans le mix énergétique mondial à l’horizon 2050. S’inquiéter de la manière dont nous allons produire cette électricité semble donc tout à fait légitime. D’autant qu’il faut noter que le secteur de la production d’électricité reste aujourd’hui, dans le monde, le secteur qui émet le plus de CO2. Plus que les transports et plus que l’industrie. En la matière, la France tire son épingle du jeu. Grâce — entre autres — à son parc nucléaire.

Pour le Giec — toujours lui —, le nucléaire compte bel et bien parmi les « options d’atténuation » du changement climatique. Les experts observent en effet qu’il est « très peu probable que tous les systèmes bas-carbone du monde se basent sur un approvisionnement exclusivement d’origine renouvelable ». Car, dans les pays déjà équipés en nucléaire, la prolongation des parcs existants apparaît comme un moyen efficace et économique de décarboner la production d’électricité. Dans les 30 ans à venir, comme le fait le nouveau programme nucléaire français, les experts du Giec envisagent que de nouveaux concepts de réacteurs ou des SMR pourraient apporter leur pierre à l’édifice.

À lire aussi Quel-est le mix électrique de la France ?

Le nucléaire, une énergie de transition ?

L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), de son côté, va un peu plus loin encore. Tenant compte, en plus de la crise climatique, du contexte économique et des préoccupations croissantes en matière de sécurité énergétique, ses experts estiment que « l’énergie nucléaire peut jouer un rôle majeur en permettant des transitions sûres vers des systèmes énergétiques à faibles émissions ». « Construire des systèmes énergétiques durables et propres sera plus difficile, plus risqué et plus coûteux sans le nucléaire », peut-on lire dans un rapport de 2022. L’Agence appelle ainsi à un doublement de la production d’énergie nucléaire entre 2020 et 2050. Ce qui malgré tout ne porterait pas sa part à plus de 8 % du mix énergétique mondial.

Il y a quelques jours, enfin, et pour la toute première fois, l’Union européenne reconnaissait le rôle du nucléaire dans le combat pour la décarbonation de l’économie. De manière un peu déguisée, mais tout de même. « Des énergies sans combustibles fossiles, autres que les énergies renouvelables, contribuent à atteindre les objectifs de neutralité climatique 2050 pour les membres qui décident d’utiliser de telles sources d’énergie », pouvait-on alors lire dans un communiqué.

À lire aussi Pourquoi un mix électrique 100 % nucléaire n’a aucun intérêt ?

La question des déchets nucléaires

Pourquoi alors des scientifiques français restent-ils aussi fermement opposés à ce que notre pays lance un nouveau programme nucléaire ? « Nous — comprenez, au départ, une dizaine de membres du Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (GSIEN) et de Global Chance, deux mouvements de scientifiques critiques, voire opposés au nucléaire — avons décidé de reprendre “l’appel des 400” lancé en 1975 — qui refusait déjà l’installation de centrales nucléaires — parce que rien n’a progressé depuis », nous explique Jean-Marie Brom. « Sur le plan des déchets et de la sécurité, d’abord. »

« Le combat de l’image des déchets, nous l’avons perdu pour l’instant. Il n’existe aucun déchet nucléaire en contact avec la biosphère aujourd’hui. Pourtant, les citoyens sont convaincus qu’il y a des déchets dans la nature », nous explique Ludovic Dupin, le directeur de l’information de la Société française de l’énergie nucléaire (Sfen). Il ajoute qu’en France, « les déchets nucléaires dangereux ne représentent pas plus de 5 g par an et par habitant ». Un chiffre à mettre en regard de celui des déchets dangereux de manière plus générale : plus de 150 000 g par habitant en 2020 selon les chiffres du Gouvernement. « Même si on ne tient pas compte des matériaux radioactifs issus de la filière, l’impact des déchets nucléaires est sans commune mesure », estime Jean-Marie Brom. « Il s’envisage sur le long, voire le très long terme. » Parmi ces déchets dangereux, on compte pourtant bien des polluants dits éternels, reconnus comme ultratoxiques et qui pourraient persister dans l’environnement pendant des milliers d’années, d’après les scientifiques. Une enquête récente évoque plus de 17 000 sites ainsi contaminés en Europe. Dont plus de 2 100 avec une concentration qui atteint un niveau dangereux pour la santé humaine.

À lire aussi Quel conditionnement pour les déchets nucléaires ?

La sûreté des réacteurs, un enjeu qui ne peut être ignoré

« Côté sûreté, il y a eu des accidents. Dramatique comme à Tchernobyl. Très grave comme à Fukushima. Mais la filière a capitalisé sur les retours d’expérience. Les choses ont évolué. Aujourd’hui, les réacteurs nucléaires sont de véritables bunkers », nous assure Ludovic Dupin. Pour Jean-Marie Brom, « le nucléaire a prouvé qu’il n’est pas sûr à 100 % ». Mais quelle technologie peut se targuer de l’être ? « Les dimensions d’un accident nucléaire sont incommensurables par rapport à n’importe quel autre accident industriel. Tchernobyl, c’était en 1986 et personne ne peut y vivre. Fukushima, c’est encore pire », répond le directeur de recherche. « Peu à peu, les gens reviennent dans la province de Fukushima. J’y suis allé moi-même », nous assure au contraire Ludovic Dupin. « Toute industrie comporte des risques. »

Pour rappel, le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) avait conclu en 2021 que l’accident nucléaire de Fukushima n’avait eu « aucune conséquence significative liée aux retombées radioactives ». Les bilans officiels ne font, eux, état que d’un seul mort par rayonnement. Alors que le séisme et le tsunami à l’origine de l’accident avaient causé quelque chose comme 20 000 décès. « L’appel contre le nouveau programme nucléaire français » estime que les « conséquences de tels accidents ne peuvent pas se réduire à un petit nombre de morts “officiels” ».

À lire aussi Combien d’éoliennes pour égaler un réacteur nucléaire ?

Sur le même thème, il souligne la situation délicate créée par la guerre en Ukraine et « la vulnérabilité » de la centrale nucléaire de Zaporijia « qui menace l’Europe entière ». L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), une référence indépendante en matière de sûreté nucléaire, évoque, elle, une situation « inacceptable ». Depuis le début du conflit, elle a été la cible d’attaques répétées. « Sans pour autant, finalement, qu’un accident nucléaire ne survienne. Les systèmes de back-up ont jusqu’ici très bien fonctionné », note Ludovic Dupin.

La centrale hydroélectrique de Kakhovka n’a pas eu cette « chance ». Quelques charges explosives ont suffi à le faire céder, provoquant l’inondation de la zone et des pollutions collatérales. Les populations ont été affectées. La biodiversité aussi. Les experts estiment qu’il lui faudra plusieurs années pour s’en relever. Pour l’heure, en revanche, pas d’effet collatéral dramatique du côté de la centrale nucléaire de Zaporijia. Elle continue à pouvoir pomper de l’eau pour refroidir ses réacteurs. Et si la retenue d’eau devait trop se vider, le refroidissement de la centrale pourrait continuer à se faire grâce à un réservoir présent sur le site.

À lire aussi Abandonner immédiatement l’énergie nucléaire : inconscience ou clairvoyance ?

Le nucléaire, un choix démocratique

Le dernier point que soulèvent ceux qui ont lancé le fameux appel, c’est le manque de démocratie. « Nous demandons un débat », insiste Jean-Marie Brom. Mais, un « débat public sur le programme nouveaux réacteurs et projet de deux réacteurs EPR2 à Penly » n’a-t-il pas été tenu très récemment, justement ? « Il n’est pas allé à son terme parce que le pouvoir a trouvé que ça ne valait pas la peine », remarque Jean-Marie Brom. Pourtant, Chantal Jouanno, la présidente de la Commission nationale du débat public, indiquait dans un discours fin février dernier : « Le débat public n’a été ni interrompu ni suspendu. J’en retiens que la participation a été nombreuse. Le débat a permis de collecter et de confronter les arguments. Il a permis de “décortiquer” le programme nucléaire. »

« Il est indéniable que par le passé, les décisions se sont prises différemment », complète pour nous Ludivic Dupin. « Mais c’est quelque chose qui a beaucoup changé. Ces vingt dernières années, il y a eu plusieurs débats sur le nucléaire au cours desquels les citoyens ont été consultés. Le nucléaire se soumet aujourd’hui très bien à la démocratie participative. »

Ce que les scientifiques à l’origine de « l’appel contre le nouveau programme nucléaire français » demandent, très exactement, c’est « un débat éclairé avec, au préalable, un moratoire sur la construction nucléaire qui serait un signe de bonne volonté de la part du pouvoir », nous explique Jean-Marie Brom. Par débat éclairé, il entend « un débat où l’on prendrait le temps de former des citoyens et de leur donner libre accès à tous les experts qu’ils souhaiteraient, comme celui qui a été organisé autour du CIGEO de Bure — NDLR : le projet de centre de stockage réversible profond de déchets radioactifs ».

Le Giec — pour y revenir — confirme une difficulté en matière d’« acceptabilité sociale » qui « limite le déploiement de l’énergie nucléaire dans de nombreux pays en raison des préoccupations sur les risques d’accident et la gestion des déchets radioactifs ».

L’AIE se garde, quant à elle, de toute recommandation « aux pays qui choisissent de ne pas utiliser le nucléaire dans leur bouquet énergétique ». « Dans tous les pays développés, le nucléaire est de moins en moins une ressource prise en considération. Il est dommage que la France prenne la route inverse », commente Jean-Mari Brom. Alors que dans le monde, moins de 10 % de l’électricité produite est d’origine nucléaire, la part monte en effet à quelque 70 % en France.

À lire aussi Nouveau sondage exclusif : que pensent les français de la place à donner à l’énergie nucléaire ?

La France, seule au monde ?

L’AIE signale que quelque 70 projets de SMR sont actuellement à l’étude un peu partout dans le monde. Elle note aussi qu’« une série d’économies ont récemment annoncé des stratégies énergétiques qui incluent des rôles importants pour l’énergie nucléaire. Au total, 19 pays ont actuellement des réacteurs nucléaires en construction, démontrant l’élan récent de l’énergie nucléaire qui sera probablement encore stimulé par les récentes flambées des prix du pétrole, du gaz et de l’électricité. » Mais elle rappelle qu’« une nouvelle ère pour l’énergie nucléaire n’est en aucun cas garantie. Cela dépendra de la mise en place par les gouvernements de politiques solides pour assurer un fonctionnement sûr et durable des centrales nucléaires. Et l’industrie nucléaire doit rapidement résoudre les problèmes de dépassement de coûts et de retards de projets qui ont entravé la construction de nouvelles centrales dans les économies avancées. »

« Notre appel est signé par des personnes qui pensent que le nucléaire, dans son fonctionnement et dans ses implications, n’est pas le choix qu’il faut faire », conclut Jean-Marie Brom. Pour faire face à la crise climatique, il compte plus sur les capacités des énergies renouvelables, mais aussi sur « la sobriété et l’efficacité ». De nombreux experts confirment que notre société ne pourra pas se passer de plus d’efficacité et de sobriété. L’Académie des technologies, par exemple, dans un rapport paru très récemment, jugeait « la sobriété nécessaire ».

À lire aussi Greta Thunberg, future égérie de l’énergie nucléaire ?

Concernant les alternatives de production, des scénarios 100 % renouvelables sont à l’étude. Ils s’accompagnent d’un certain niveau de risque et font quelques paris technologiques parfois osés. Ils demanderaient par ailleurs des rythmes de déploiement supérieurs aux rythmes les plus élevés observés en Europe. Et, sauf si des filières de recyclage efficaces se mettent rapidement en place, ils nécessiteraient un recours massif à des matières premières tirées des pays les moins développés. « On exploite aussi tout l’uranium du Niger pour faire tourner nos centrales nucléaires », commente Jean-Marie Brom.

Surtout, « nous n’avons plus le temps de faire autrement que de placer tous les curseurs des énergies bas-carbone à leur niveau le plus élevé. En matière de lutte contre le changement climatique, opposer encore et toujours le nucléaire et les énergies renouvelables nous semble devenu extrêmement dangereux », estime quant à lui Ludovic Dupin. En 2022, d’ailleurs, la part des énergies renouvelables dans le mix de la France était de l’ordre de 21 %. Un peu au-dessus de celle de l’Allemagne. Avec des émissions de gaz à effet de serre par habitant largement inférieures !