« Le nucléaire participe au réchauffement climatique » : c’est ce que pensait une écrasante majorité des Français il y a peu de temps encore. Pourtant, les chiffres sont sans équivoque, le nucléaire est bien un moyen de produire de l’électricité faiblement carbonée. Sauf qu’ils présentent des différences qui, au mieux, interrogent, au pire, sèment le trouble. Décryptage.

En juin 2019, la publication d’un sondage BVA sur « les Français, l’énergie nucléaire et les émissions de CO₂ » faisait l’effet d’une bombe. Une large majorité de la population de notre pays pensait alors que les centrales nucléaires contribuent au réchauffement climatique. Près de 70 % et même plus de 85 % des jeunes. Fin 2021, un sondage IPSOS, cette fois, enfonçait le clou. En révélant que 55 % des 18-35 ans pensent que le nucléaire émet autant d’équivalents dioxyde de carbone (CO2) — comprenez de gaz à effet de serre dont les impacts sont normalisés en « équivalents CO₂ » — que le gaz ou le charbon !

Pourtant, les experts sont unanimes à ce sujet : le nucléaire est un moyen de production d’électricité bas-carbone. Il émet nettement moins que les centrales à gaz — de l’ordre de 400 g d’équivalent CO₂ par kilowattheure produit (gCo2e/kWh) — ou les centrales à charbon — de l’ordre de 1 000 gCo2e/kWh. Selon les chiffres, il émet même moins de CO₂ que le solaire — entre 25 et 44 gCo2e/kWh. Et que l’éolien — autour de 15 gCo2e/kWh (données Ademe).

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Selon les chiffres ? C’est peut-être, au moins en partie, là que le bât blesse. Parce que selon les études, on trouve, pour les émissions du nucléaire, des chiffres qui vont grosso modo de quelque 4 à près de 100 gCO2e/kWh. La différence est notable. Et prétexte, pour certains, à remettre la sincérité des analyses en question. Alors qu’en est-il vraiment ?

L’analyse du cycle de vie pour des chiffres justes

Faisons d’abord un petit point sur les différents chiffres. Pour l’Agence de la transition écologique (Ademe), par exemple, le nucléaire français émet 6 gCO2e/kWh. Pour EDF, il se situe même en dessous de la barre des 4 gCO2e/kWh. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) retient, quant à lui, la valeur moyenne dans le monde de 12 gCO2e/kWh.

Alors comment certains concluent-ils à des chiffres qui flirtent avec les 100 gCO2e/kWh ? Le Giec donne même une limite haute à 110 gCO2e/kWh. Et une équipe de l’université de Stanford estime que le nucléaire peut émettre jusqu’à 180 gCO2e/kWh. Une revue de plus de 100 études – un peu datée maintenant – présentait même des chiffres à 288 gCO2e/kWh.

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Une centrale nucléaire émet effectivement très peu de CO₂. Difficile, même pour les plus fervents antinucléaires, de ne pas l’admettre. Parce que non, la fumée qui sort des tours desdites centrales, ce n’est pas du CO₂, juste de la vapeur d’eau. En revanche, on fait souvent planer le doute sur le fait que l’ensemble du cycle nucléaire soit pris en compte dans les calculs. Les experts parlent d’analyse de cycle de vie. Elle seule permet de se rendre réellement compte de l’empreinte carbone d’un moyen de production

Concernant le nucléaire, elle doit inclure toutes les étapes, de l’extraction de l’uranium à sa conversion et son enrichissement jusqu’au traitement des déchets générés en passant par la fabrication des combustibles et la construction et l’exploitation des réacteurs ainsi que leur démantèlement et l’ensemble des étapes de transport ou encore de distribution de l’électricité. Et tous les chiffres produits ces dernières années sont effectivement les résultats d’analyses de cycle de vie très sérieuses. La différence observée dans les chiffres publiés ne vient donc pas de là.

Une empreinte carbone différente selon le pays

En y regardant de plus près, vous noterez peut-être que nous avions précisé plus haut « nucléaire français » ou « valeur moyenne dans le monde ». Et c’est finalement ce point-là qui affecte le plus le résultat de l’analyse de cycle de vie. Avant d’aller plus loin, rappelons par exemple, que les émissions du solaire peuvent passer du simple au double selon que les panneaux photovoltaïques considérés sont produits en France ou en Chine — ce qui est encore le cas. Concernant le nucléaire, la problématique est du même ordre.

Une part importante du bilan carbone du secteur est portée par les étapes d’extraction et d’enrichissement de l’uranium. Or, pour enrichir de l’uranium, par exemple, il existe plusieurs solutions. Même si elles comptent globalement toutes sur la légère différence de masse qui existe entre l’uranium 238 et l’uranium 235. Seul le second étant intéressant pour la production d’électricité.

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La technique dite de diffusion gazeuse consiste à mettre l’uranium sous pression et à le faire circuler sous forme gazeuse au travers de membranes. Avec pour objectif de séparer les isotopes les plus lourds. Cette méthode est extrêmement énergivore. Sur le site de Tricastin, par exemple, où la technologie était exploitée jusqu’en 2013, trois des quatre réacteurs nucléaires de la centrale étaient dédiés à fournir l’énergie colossale nécessaire à l’opération.

La technique dite de l’ultracentrifugation repose sur des centrifugeuses qui, en tournant à grande vitesse, projettent les isotopes de l’uranium les plus lourds vers le bord alors que les plus légers se concentrent au cœur de l’appareil. Elle est de l’ordre de 50 à 60 fois moins consommatrice d’électricité que la technique de diffusion gazeuse. De quoi faire une différence marquée au moment de décompter des émissions de CO₂.

Les technologies et le mix électrique au cœur du problème

Une différence encore plus marquée si l’on tient compte de l’empreinte carbone du mix électrique du pays dans lequel on procède à l’enrichissement — ou à d’autres étapes du cycle, finalement. Voilà comment le bilan carbone du nucléaire peut grandement varier. Entre un enrichissement réalisé par diffusion gazeuse dans un pays qui utilise une électricité fortement carbonée produite à partir de charbon notamment ou un enrichissement réalisé par ultracentrifugation dans un pays au mix électrique bas-carbone.

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Comprendre ces subtilités de l’analyse de cycle de vie permet, notamment, de comprendre pourquoi la valeur présentée pendant un certain temps sur la base carbone de l’Ademe de 66 gCO2e/kWh n’avait que peu de sens. Parce qu’elle s’appuyait sur des chiffres qui n’étaient pas spécifiques à la France. De plus, ces chiffres n’étaient pas tous issus d’analyses de cycles de vie. Ainsi, leur moyenne arithmétique ne pouvait-elle pas refléter la réalité de la situation dans notre pays. Interpellée sur la méthode, l’Ademe avait d’ailleurs fini pour invoquer… « une erreur typographique » !