Fin janvier, lors de ses vœux exprimés à la presse, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a évoqué les contrefaçons, falsifications et suspicions de fraude dans la filière du nucléaire. De quoi s’agit-il exactement et la sécurité nucléaire est-elle touchée ?

Le nucléaire n’avait plus vraiment le vent en poupe en France depuis la catastrophe de Fukushima en 2011, et il était même question de diminuer la part de l’atome dans le mix électrique français. Toutefois, on assiste depuis deux ans à un revirement de la situation. Avec son discours de Belfort prononcé en février 2022, Le Président de la République a lancé un plan de redynamisation du nucléaire. Emmanuel Macron entend miser sur l’atome, couplé au développement des énergies renouvelables, pour atteindre les objectifs climatiques de la France. La filière du nucléaire prend donc un nouvel essor, synonyme d’emploi pour le secteur. Mais l’ASN alerte sur les dérives potentielles liées à ce surcroît d’activité.

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Des fraudes détectées dès 2016 dans la forge du Creusot

Dans ses vœux prononcés fin janvier, l’organisme qui remplit la fonction de gendarme du nucléaire en France a rappelé que « dans un contexte de forte montée en charge et au vu des constats effectués ces dernières années, la lutte contre les falsifications et les contrefaçons à tous les niveaux de la chaine de sous-traitance doit rester un point majeur de vigilance ».

Ces falsifications et contrefaçons ne sont pas nouvelles. Déjà en 2016, l’ASN avait fait la découverte « d’irrégularités dans les dossiers de fabrication de pièces destinées au secteur nucléaire dans la forge du Creusot ». L’ASN qualifiait à l’époque les irrégularités détectées de « pratiques inacceptables » et avait publié en ligne le détail de ces irrégularités.

En 2023, l’ASN avait été informée de la présence de plusieurs soudeurs non qualifiés sur le chantier ITER situé dans le sud de la France. Les prestataires ont été écartés immédiatement du site et leurs soudures disqualifiées, de sorte qu’aucun impact n’est à craindre sur la sûreté. Il paraît toutefois étonnant qu’un contrôle a priori ne soit pas réalisé à l’égard des agents qui sont amenés à travailler sur un chantier nucléaire. D’ailleurs, le problème des fraudes est directement lié au recours massif à la sous-traitance depuis plusieurs années. On se souvient de l’affaire du travail dissimulé sur le chantier de l’EPR de Flamanville qui avait donné lieu à une condamnation en 2015 de l’entreprise Bouygues TP, laquelle avait fait appel à un sous-traitant ayant eu recours à du travail dissimulé.

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Un contrôle renforcé par l’ASN pour lutter contre la fraude dans l’industrie nucléaire

Avec l’augmentation de l’activité dans le secteur, l’ASN redoute une augmentation des cas de fraude et en appelle à la vigilance des exploitants, « premiers responsables de la sûreté ». Pour améliorer la détection de la fraude, l’ASN a mis en place une application dédiée aux lanceurs d’alerte, directement sur son site internet. L’autorité précise qu’en 2023, 33 signalements ont été effectués de cette façon.

Par ailleurs, depuis 2017, l’ASN a renforcé ses inspections sur les installations nucléaires, mais également chez les fournisseurs de la filière. En 2023, 53 inspections ont été réalisées auprès de fournisseurs contre 45 en 2022, ce qui montre que le gendarme du nucléaire renforce son contrôle.

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43 irrégularités détectées en 2023 dans la filière nucléaire

43 cas d’irrégularités ont été détectés en 2023 qui se divisent en deux catégories, selon l’ASN. Il s’agit d’abord des irrégularités au sein des installations nucléaires. Le plus souvent, des personnels indiquent à tort avoir effectué une action comme un contrôle ou un acte de maintenance qu’ils n’ont en réalité pas fait. Des contrôles internes voire une inspection de l’ASN permettent de détecter le défaut d’intervention de l’agent. Cette défaillance est traitée par l’ASN comme un événement significatif. Dans le jargon du nucléaire, un événement est dit significatif lorsqu’il présente une importance particulière en matière, notamment, de conséquences réelles ou potentielles sur les travailleurs, les patients, la population ou l’environnement. Il fait l’objet d’une procédure de déclaration dédiée auprès de l’ASN qui analyse les mesures prises par l’exploitant dans le cadre de l’événement.

La deuxième sorte d’irrégularités observées par l’ASN concerne les fournisseurs des installations nucléaires. Selon l’ASN, il est question de falsifications de certificats. Par exemple, les soudeurs ne sont pas qualifiés. Il s’agit aussi de mentions erronées dans les documents de suivi de fabrication de pièces. Par exemple, le document ne mentionne pas certaines réparations qui ont été réalisées. Cette deuxième catégorie d’irrégularités est la plus fréquemment observée sur les installations qui reçoivent beaucoup d’équipements, comme les chantiers en construction (EPR de Flamanville par exemple). L’ASN va donc renforcer ses contrôles sur les nouveaux chantiers qui sont annoncés avec la construction de nouveaux EPR.

Que fait l’ASN lorsqu’une irrégularité est décelée ? Le premier acte réalisé est de vérifier les conséquences potentielles de l’acte sur la sûreté. Dans les cas les plus graves, l’ASN peut faire un signalement auprès du Procureur de la République. 10 affaires sont en cours d’instruction à ce titre. Les cas les moins graves font l’objet d’une information auprès des exploitants et d’une analyse des éventuels impacts liés à l’irrégularité.

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La sécurité des installations nucléaires est-elle menacée ?

Mais cette situation ne porte-t-elle pas atteinte à la sécurité nucléaire ? Un soudeur qui ne disposerait pas des qualifications nécessaires et qui travaillerait sur des pièces destinées à équiper les centrales, ne met-il pas en danger la sécurité de l’installation ?

C’est ce que craint l’association anti-nucléaire Sortir du nucléaire qui a déposé plainte contre EDF en septembre 2023, reprochant à l’énergéticien de ne pas assez contrôler sa chaine de sous-traitance. Pour fonder sa demande, l’association se base sur un courrier de l’ASN rédigé le 9 juin 2023 à la suite d’une inspection d’EDF pour vérifier la surveillance exercée par le groupe à l’égard des intervenants extérieurs et de ses fournisseurs. Le courrier indique que « les derniers contrôles effectués par l’ASN sur ces thématiques mettent en évidence des faiblesses récurrentes qui peuvent avoir un impact sur la sûreté des installations ou plus généralement sur la conduite de grand projet ». L’ASN alerte donc clairement sur les risques qui pourraient survenir à l’égard de la sûreté des installations, du fait du manque de contrôle d’EDF à l’égard de ses fournisseurs.

Mais il faut avoir en tête que ces problèmes de fraude portent atteinte en premier lieu à la sécurité des travailleurs. Un employé exerçant sur une installation nucléaire, et qui serait insuffisamment formé aux problématiques de sûreté, se met en danger lui-même avant tout. Le recours à la sous-traitance, qui donne lieu à des fraudes, devrait peut-être faire l’objet d’un contrôle renforcé. Certains réclament d’ailleurs l’interdiction de la sous-traitance dans le secteur de l’industrie nucléaire.

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L’élaboration à venir d’un plan d’action contre la fraude par EDF

Le gendarme du nucléaire entend donc trouver des solutions afin que l’accélération de l’activité dans l’industrie nucléaire n’aille pas de pair avec la hausse des irrégularités constatées sur la chaine d’approvisionnement.

À cette fin, l’ASN a auditionné le PDG d’EDF sur le sujet le 26 février. Luc Rémont a été interrogé au sujet des actions que son groupe entendait entreprendre pour renforcer la lutte contre la fraude, dans toute la chaine de sous-traitance et d’approvisionnement. EDF va donc devoir formaliser ses intentions par écrit, pour rassurer le gendarme du nucléaire et sécuriser la filière. En espérant que cela suffise pour contenir le nombre d’irrégularités décelées dans le secteur et éviter une forte hausse liée à l’augmentation de l’activité dans les années à venir.

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Des conséquences possibles sur la perception du nucléaire dans l’opinion publique

À la marge, ces problèmes de falsification qui affectent la chaine d’approvisionnement de la filière représentent un risque à l’égard de la perception de la filière par l’opinion publique. Pour l’instant, ce n’est pas le cas puisque d’après la dernière enquête d’opinion réalisée en 2023 par l’ASN au sujet de la perception des Français au sujet de l’efficacité du contrôle de la sûreté nucléaire, 56 % d’entre eux jugent le contrôle de la sûreté des centrales nucléaires efficace. C’est un niveau jamais atteint depuis 2014. Le taux est même de 69 % pour les riverains situés à moins de 10 km des installations nucléaires.

Par ailleurs, il faut se rappeler que tout ceci se déroule dans un contexte particulier pour les instances du nucléaire, avec la décision récente des pouvoirs publics de fusionner l’ASN, chargée du contrôle des centrales, et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui gère la recherche sur le sujet. Cette décision a en effet provoqué une forte opposition de la part des agents des deux instances. La fusion des deux organes faisait craindre une perte d’indépendance de chacun d’eux, ainsi qu’une baisse des exigences en matière de sûreté, afin d’accélérer le déploiement des nouveaux réacteurs. Finalement, le projet a été débattu et amélioré pour finalement être adopté par les Parlementaires en février 2024.

Pour conclure, si aujourd’hui, dans le contexte de la crise climatique, le nucléaire semble beaucoup mieux accepté par la population, la situation n’est pas acquise pour autant. Des incidents à répétition et des affaires de fraudes réitérées dans les années à venir pourraient ternir l’image de l’industrie nucléaire, laquelle se doit d’être irréprochable en matière de sûreté.