Les énergies renouvelables sont difficiles à intégrer dans les réseaux électriques dès lors que leur proportion devient importantes. Avec, en arrière-fond, des risques qui ne peuvent être négligés pour notre sécurité d’approvisionnement en électricité. Mais des solutions émergent, et aujourd’hui, nous allons parler des convertisseurs de puissance (onduleurs et autres) dits « grid-forming ».
La grande panne de courant qui s’est produite le 28 avril 2025 dans la péninsule ibérique — et dans une moindre mesure dans le sud-ouest de la France – a replacé le réseau électrique au cœur de l’actualité, et ce, il est vrai, d’une manière assez brutale. Ce ne sont pas moins de 15 GW de production qui ont été perdus en cinq secondes, conduisant à une baisse brutale de la fréquence du courant électrique, à des déconnexions massives des moyens de production, et finalement à un effondrement total du réseau.
La quasi-totalité de la population de l’Espagne et du Portugal a été affectée, soit près de 60 millions de personnes. Les transports ont été grandement affectés (métros, trains, feux de signalisation, aéroports), ainsi que les moyens de télécommunication, et, de manière afférente, les moyens de paiement (distributeurs, systèmes informatisés). Il faudra attendre jusqu’au lendemain matin pour que la situation se rétablisse presque totalement. Pour certains, il a fallu réapprendre à compter les pièces et les billets. Dans un registre plus grave, au moins cinq décès seraient imputables à la panne.
Les causes de l’événement font toujours l’objet d’enquêtes, et on devine, au regard de l’ensemble des implications en termes de sécurité et de politique énergétique, que toute conclusion fera l’objet d’un vif débat, à même de faire couler beaucoup d’encre. Mieux vaut attendre les conclusions de l’enquête avant de se prononcer. Néanmoins, cet accident démontre à tout le moins l’importance de disposer d’un réseau électrique stable, résilient et fiable.
À lire aussiBlackout en Espagne : des barrages français ont été utilisés pour stabiliser le réseauTraditionnellement, la stabilité du réseau électrique est assurée par l’ensemble des machines dites synchrones qui lui sont connectées, c’est-à-dire les générateurs des centrales pilotables, typiquement les centrales hydroélectriques et les centrales thermiques (à flamme ou nucléaires), ainsi que l’ensemble des moteurs synchrones en fonctionnement. Ces systèmes tournants sont dotés d’une caractéristique, appelée inertie, et basée sur l’énergie cinétique de rotation contenue dans leur masse, qui permet de modérer les fluctuations rapides de la fréquence du courant électrique.
Cette combinaison d’appareils sur le réseau fonctionne ainsi comme une forme d’écosystème, permettant la stabilisation le réseau lorsqu’il est soumis à une variation brutale (par exemple, la perte d’une capacité de production). Or, et c’est un point important dans notre contexte, il faut relever qu’en la matière, les énergies renouvelables (ENR) comme les énergies éolienne et photovoltaïque présentent un défaut : si elles injectent bien de l’énergie sur le réseau, elles n’offrent pas aujourd’hui d’inertie, au même titre que d’autres petites centrales basées sur des machines synchrones.
Autrement dit, au fur et à mesure de leur intégration dans le réseau, les ENR remplacent des moyens qui contribuent à la stabilité du réseau, sans pour autant fournir le même service. Si l’on y ajoute la variabilité de leur production, dépendante des conditions météorologiques et du cycle des jours et des nuits, il va sans dire que des problèmes de stabilité du réseau sont à prévoir, si rien n’est fait pour compenser cet aspect. Et ce point est d’autant plus crucial que de nombreux pays de par le monde, et notamment en Europe, se lancent dans une transition énergétique qui vise à construire très rapidement d’importantes capacités de production d’ENR.
À lire aussiDes supercondensateurs pour stabiliser le réseau électrique ?Une panne de grande étendue a affecté le Royaume-Uni le 9 août 2019. Cet événement, initié par un éclair qui a frappé une ligne de transmission – événement pourtant fréquent et habituellement bien géré – a conduit à une cascade d’événements qui a conduit à durement affecter le réseau électrique anglais.
À la suite de cette anomalie, en effet, des sources locales, typiquement de petites éoliennes et des panneaux solaires, se déconnectent du réseau par sécurité ; 500 MW sont alors perdus. Puis les pertes s’enchaînent : le parc éolien offshore de Hornsea One en mer du Nord, du fait d’un défaut logiciel, déclenche ses systèmes de protection ; 737 MW supplémentaire sont perdus. Simultanément, un défaut technique sur une turbine de la centrale à gaz de Little Barford conduit à son arrêt ; 244 MW de moins pour assurer l’équilibre du réseau.
Tout cela s’est déroulé en moins d’une seconde ! La perte totale de puissance sur le réseau, de l’ordre de 1900 MW, s’avère significative. La fréquence diminue fortement et passe sous le seuil de 48,8 Hz, ce qui déclenche le délestage automatique. Plus de 1,1 million de foyers sont ainsi plongés dans le noir, plusieurs centaines de trains sont annulés, et des systèmes essentiels (hôpitaux, aéroport, systèmes ferroviaires, …) sont affectés. Des moyens de production secours sont mis en service pour compenser, dont notamment 1000 MW de centrales et 475 MW de batteries. La fréquence retrouve sa valeur nominale 5 minutes plus tard, et une quarantaine de minutes plus tard, l’alimentation est complètement rétablie.
L’analyse qui s’en est suivie a montré que le réseau manquait d’inertie pour absorber le choc de la perte de ces capacités de production. En effet, en 2019, les ENR représentaient environ 30 % de la production d’énergie au Royaume-Uni. À la suite de cette panne qui, a fait du bruit outre-Manche, l’opérateur réseau National Grid a lancé un appel d’offres pour prendre des mesures : augmenter l’inertie réseau, augmenter la réserve de fréquences, développer des batteries de stockage et enfin développer les onduleurs, et plus généralement les convertisseurs de puissance, dits grid-forming.
À lire aussiLes 4 méthodes pour continuer à avoir de l’électricité chez soi lors d’un blackout électriqueNous en arrivons enfin au sujet de cet article, mais il fallait en passer par là pour bien en présenter les enjeux. Il faut savoir que les éoliennes (modernes) et les panneaux photovoltaïques (PV) ne sont pas directement connectés au réseau. Ils passent par un intermédiaire qui est un convertisseur de puissance, c’est-à-dire un système électronique dont la fonction est de calibrer les caractéristiques du courant produit afin qu’il soit adapté à celui du réseau. Dans le cas du PV, il s’agit précisément de l’onduleur, qui a pour fonction de convertir le courant continu produit par les cellules photovoltaïques en courant alternatif à même d’alimenter le réseau.
Ces convertisseurs de puissance peuvent être classés en deux catégories. Une première catégorie est dite « grid-following » (« suiveur de réseau ») et désigne ceux d’entre eux qui, pour fonctionner, doivent être connectés à un réseau fonctionnel. Si le réseau ne fonctionne plus, comme lors d’une panne massive, les convertisseurs ne peuvent plus fonctionner, et il n’y a plus d’énergie injectée sur le réseau.
À l’inverse, pour les convertisseurs de la deuxième catégorie, ceux dits « grid-forming » (« formateur de réseau »), le système constitué de la source éolienne ou photovoltaïque et du convertisseur devient une source de tension autonome, qui peut adapter le courant produit aux caractéristiques spécifiées, sans avoir besoin d’un réseau fonctionnel comme référence. Couplé à des batteries, le système peut ainsi produire l’équivalent des inerties mécaniques décrites ci-dessus, celle des machines tournantes synchrones, et remplir leur fonction. On parle alors d’« inertie synthétique » (par opposition à « inertie naturelle »).
Ainsi, grâce aux convertisseurs de puissance grid-forming, les ENR peuvent en principe fournir des services de stabilisation du réseau qui étaient auparavant réservés aux turbines des centrales hydroélectriques ou des centrales thermiques. Ces principes étant posés, qu’en est-il à l’échelle de vastes réseaux électriques ?
À lire aussiDans les entrailles d’une gigantesque usine de stockage d’électricitéLe gestionnaire du réseau de transport d’électricité français RTE a produit en 2021 une synthèse sur l’intégration d’une forte proportion d’énergies renouvelables dans le mix électrique. Dans ce document, plusieurs solutions sont évaluées, dont notamment les convertisseurs grid-forming. Le document relève que si le concept a été testé en laboratoire et à l’échelle de micro-réseau, la solution n’a pas encore été testée à l’échelle d’un grand réseau électrique. RTE indique également que la difficulté d’intégration est croissante avec l’intégration de nombreuses sources de production – typiquement celle des petites installations photovoltaïques. Le rapport relève également les enjeux légaux relatifs à ces solutions.
L’opérateur cite également le projet MIGRATE (Massive InteGRATion of power Electronic devices) de l’Union européenne. Dans le rapport R&D de 2019 de RTE, on peut lire les conclusions d’une étude de ce projet relative à l’intégration des convertisseurs grid-forming : « Une étude a été réalisée sur le réseau simplifié irlandais, et a montré qu’à condition qu’une partie de l’électronique de puissance possède des contrôles grid-forming, alors il est possible d’avoir un réseau stable, même en l’absence de machine synchrone. […] quel que soit le mix énergétique (et même avec 100 % électronique de puissance), il est possible d’assurer la stabilité du réseau. »
À lire aussiLe compensateur synchrone, cette étrange machine qui stabilise les réseaux électriques isolésAu-delà de ces éléments de démonstration théoriques, qu’en est-il en pratique ? Nous pouvons citer le cas de l’Australie-Méridionale, qui, pour intégrer une très forte part d’énergie renouvelables, mise sur des batteries géantes, et notamment le projet Tesla de la Hornsdale Power Reserve (HPR) ; ce sujet fait l’objet d’une description intéressante par Cyrus F., sur LinkedIn.
Pour clore cet article, tout en restant dans le thème, nous évoquerons le cas d’une autre panne de courant. Où plutôt son absence. Cela se passe le 2 avril 2023, dans la petite île Kauai, dans l’archipel d’Hawaï. À 16h25, il se produit un incident : la plus grande centrale thermique à flamme de l’île, de 26 MW, tombe en panne. Elle fournissait alors 60 % de l’électricité de l’île, tandis que le soleil baissait en fin de journée, impliquant un déclin progressif de la production photovoltaïque. Sur un réseau électrique si petit, on pouvait s’attendre à une panne électrique brutale dans ces circonstances. Toutefois, l’île était dotée d’onduleurs grid-forming connectés à des batteries. Ce système a pu prendre le relais de la centrale thermique défaillante, non seulement pour fournir de l’énergie, mais également en la maintenant sous une forme adaptée aux caractéristiques nominales du réseau. Ainsi, ne s’est-il donc pas produit de coupure de courant.
À lire aussiLa révolution des “Grid Forming Batteries”Alors certes, bien entendu, un exemple à si petite échelle ne vaut pas preuve pour des réseaux bien plus grands, comme le réseau européen. De plus, la technologie grid-forming est plus coûteuse que la technologie grid-following (du fait notamment du besoin de surdimensionnement et de moyens de calculs plus puissants), et ce sont donc des coûts qui s’ajoutent aux coûts. Toutefois, cet exemple nous indique qu’il existe bel et bien des pistes sérieuses pour intégrer une part importante de renouvelables, et que ces dernières sont susceptibles, à l’avenir, de fournir des services au réseau comparables à celui des machines tournantes synchrones. On pourra peut-être regretter toutefois que ces solutions soient développées un peu tardivement vis-à-vis de l’expansion effective des moyens de production renouvelables.
Le terme grid-forming peut-être traduit, selon les sources, de manière variable : « onduleur formateur de réseau », « onduleur formant le réseau », « onduleur à formation de réseau », « onduleur autonome », ces termes étant plus ou moins synonymes. Toutefois, dans les sources francophones, c’est le mot anglais « grid-forming », qui est le plus utilisé ; il est vrai que, comme souvent en anglais, le terme est plutôt compact et direct. Si ce commentaire pouvait tenir lieu d’appel à trouver et à généraliser un terme élégant en français pour désigner cette technique, ce serait avec plaisir que l’auteur s’emploierait à l’utiliser, de sorte à enrichir un peu plus encore notre belle langue française.
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