Englué dans une montagne de dettes s’élevant à plus de 60 milliards d’euros, le groupe EDF, exploitant du parc nucléaire français et premier fournisseur d’électricité du pays, est virtuellement en faillite. Une situation qui nécessite un soutien rapide et massif de l’Etat, lequel détient 83,6 % du capital de ce géant de l’énergie. L’octroi d’une aide publique importante à l’entreprise nécessite toutefois l’accord de la Commission européenne. Or, un document rédigé par l’Agence des Participations de l’Etat (APE) révèle que Bruxelles conditionnerait son feu vert à un démantèlement du groupe.

Héritière d’une situation de monopole absolu, EDF a été contrainte d’ouvrir progressivement ses activités de production et de fourniture d’électricité à la concurrence. Une transformation qui s’est faite dans la douleur. En 2016 déjà, une étude réalisée par le cabinet indépendant d’analyse économique Alpha Value révélait que l’entreprise était en très mauvaise situation financière. « EDF est aujourd’hui nettement à la traîne de la transformation rapide du marché de l’énergie. L’augmentation des coûts de son parc nucléaire, combinée à l’obsession de vendre des réacteurs de nouvelles technologies complexes et chers, fragilisent considérablement l’entreprise », peut-on lire dans le rapport des analystes. Ceux-ci pointaient également une importante sous-estimation des provisions inscrites dans les comptes de la société pour les coûts futurs du démantèlement des réacteurs nucléaires et de la gestion des déchets.


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Déboires, surcoûts et fiasco

Depuis lors, la situation du groupe n’a fait qu’empirer. Confrontée à la nécessité de financer des dizaines de milliards d’investissements pour entretenir et moderniser son parc nucléaire vieillissant, EDF est empêtrée de surcroît dans le fiasco de l’EPR de Flamanville. Commencée en 2007, la construction de ce réacteur nucléaire de 3e génération a été marquée par une série ahurissante de vices de construction, de surcoûts et de retards dont on ne voit toujours pas la fin aujourd’hui. Le prix du chantier, établi initialement à 3 milliards d’euros, pourrait s’élever au final à plus de 19 milliards, estime la Cour des Comptes dans un rapport publié le 9 juillet dernier.
 
L’autre méga projet entamé par EDF en Angleterre pour l’édification de 2 réacteurs EPR à Hinkley Point n’offre pas des perspectives plus réjouissantes. Il y a un an, l’électricien prévenait que le chantier devrait coûter 3,3 milliards d’euros plus cher que prévu, alors qu’en 2017 le groupe avait déjà annoncé s’attendre à un surcoût de 1,7 milliard d’euros. Quant au retard, évalué en 2017 à 15 mois pour le premier réacteur et 9 mois pour le second, Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, avouait déjà fin 2019 qu’il s’était accentué. « Il ne faut pas se voiler la face, notre filière nucléaire vit des moments difficiles parce que les problèmes dans la réalisation des chantiers s’accentuent » avait-t-il déjà admis à l’époque.


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Chute des prix et ventes à perte

A tous ces déboires s’ajoute cette année la baisse brutale des prix de l’électricité provoquée par la crise sanitaire et ses conséquences. Cette « tuile » supplémentaire intervient dans un contexte économique qui oblige l’entreprise à vendre son électricité nucléaire à perte. Alors que devant le collège de la CRE (Commission de Régulation de l’énergie), EDF avouait le 9 avril dernier un coût de production de ses centrales nucléaires égal à 53 €/MWh, l’électricien public est obligé, dans le cadre de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) de vendre chaque année à ses concurrents jusqu’à 100 TWh à un tarif bloqué de 42 € par MWh. Ce dispositif réglemente, au nom de l’ouverture à la concurrence, le tarif d’accès à l’électricité nucléaire produite par EDF. Mais sur le marché européen de l’électricité, les prix au premier semestre 2020 ont dégringolé beaucoup plus bas : le contrat de base pour les livraisons en juin s’est négocié à 20,40 euros le MWh tandis qu’il s’échangeait à 26,20 euros le MWh pour le troisième trimestre.

Tout cela contribue à déglinguer encore plus vite la situation financière de la société, laquelle a déjà dû renoncer à ses objectifs financiers pour 2020 et 2021 en prévenant que la production nucléaire française devrait s’établir cette année à son niveau le plus bas depuis trente ans. Selon une analyse de l’entreprise de gestion d’actifs Morningstar, cette chute sur la période 2020-2022 pourrait se traduire par une augmentation de la dette du groupe de 10,6 milliards d’euros, en supposant qu’aucun dividende ne soit versé pendant cet intervalle.

Le constat est clair : l’Etat français, actionnaire majoritaire de l’entreprise doit la recapitaliser d’urgence car si à la fin de l’année, le ratio de la dette sur le bénéfice brut (ebitda) dépasse 2,7 les agences de notation risquent de dégrader le rating d’EDF, ce qui gonflera le coût de ses emprunts.


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L’Europe réclame la dislocation du groupe

Problème : dans l’Union Européenne, tout soutien d’une entreprise avec des fonds publics est soumis à l’examen préalable et l’accord de l’autorité de concurrence, à savoir la DG COMP[1]. Vous l’avez compris, l’objectif est de s’assurer que l’aide ne donne pas à son bénéficiaire un avantage déloyal par rapport aux autres entreprises actives sur le même marché. Autrement dit, qu’elle ne nuit pas à la saine concurrence et ne fausse pas les échanges commerciaux.

L’Agence des participations de l’État (APE), qui gère l’actionnariat public dans le capital d’EDF, négocie donc depuis plusieurs mois avec la Commission Européenne.
Dans un document daté du 6 mai que s’est procuré le site Reporterre, l’APE détaille les demandes de la DG COMP. Etant donné l’ampleur de l’aide qui serait octroyée à EDF, Bruxelles réclamerait la désintégration juridique, financière, comptable et opérationnelle du groupe afin d’éviter que le soutien au nucléaire régulé ne profite d’une quelconque manière aux autres entités, lesquelles sont soumises aux règles de la concurrence.

Isoler la production nucléaire

L’idée directrice serait d’isoler la production nucléaire et ses risques financiers du reste du groupe en transformant celui-ci en « une holding sans rôle opérationnel, n’exerçant ni contrôle ni influence sur ses filiales et ne percevant pas de dividendes (… ) ». Alors que dans le plan Hercule imaginé par le gouvernement français pour réorganiser EDF, les centrales hydroélectriques devaient faire partie de la même entité que le nucléaire (dans le but d’échapper à la mise en concurrence des concessions échues des barrages), l’Europe s’y oppose. Car « l’hydro qui est une activité de marché, ne devrait pas pouvoir accéder à des financements à des taux plus bas liés à la stabilité du nucléaire régulé en faussant ainsi la concurrence » .
Parmi les autres restrictions envisagées par Bruxelles, « il n’y aurait pas de ‘cash-pooling’ (gestion centralisée de la trésorerie NDLR) entre les entités » et des séparations claires entre filiales seraient nécessaires, notamment en matière d’infrastructures informatiques et de circulation de l’information. « En d’autres termes, la holding n’entretiendrait que des liens capitalistiques avec ses filiales et celles-ci pourraient se faire concurrence, ceci étant surveillé par un mandataire qui rendrait compte à la Commission ». Selon l’auteur du document signé par l’APE, la position de l’Europe « entraînerait l’impossibilité de maintenir un groupe intégré ».

Jean-Bernard Lévy ne l’entend pas de cette oreille : « EDF doit rester un groupe intégré » a déclaré le PDG lors de l’inauguration de la nouvelle centrale hydroélectrique de Romanche-Gavet (Isère) ce 9 octobre. Il semble que le président Macron et le gouvernement soient du même avis et espèrent encore convaincre la Commission qu’un démantèlement d’EDF ne serait « dans l’intérêt de personne ». Une rencontre s’est d’ailleurs tenue fin septembre à Bruxelles entre Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique et Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence.
Quoi qu’il en soit, le destin de l’électricien public français devrait être connu avant la fin de l’année.


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[1] DG COMP : Directorate-General for Competition