Alors que le démarrage de l’EPR de Flamanville est prévu dans quelques semaines, comment la réaction nucléaire est-elle initiée pour la toute première fois dans un réacteur neuf ? Loin du simple appui sur un bouton, l’opération met en jeu des matériaux très spécifiques qui constituent tout un pan de la technologie nucléaire.

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) vient de transmettre le 7 mai 2024 son autorisation pour la mise en service du réacteur EPR de Flamanville. Cette autorisation va permettre de procéder aux multiples opérations nécessaires au démarrage du réacteur : chargement du combustible nucléaire dans le réacteur, réalisation des essais de démarrage, et enfin exploitation commerciale du réacteur.

EDF va donc enfin pouvoir dérouler son calendrier, 17 ans après le premier coup de pioche. Ce dernier prévoit que le réacteur démarre au cours de l’été 2024. Sa puissance sera ensuite progressivement augmentée, jusqu’à atteindre 100 % de sa puissance nominale d’ici la fin de l’année. Mais comment les ingénieurs initient la toute première réaction nucléaire afin « d’allumer » un réacteur flambant neuf ?

Les neutrons, fondamentaux dans le démarrage de la réaction en chaîne

Lorsque l’on démarre sa voiture, on tourne une clé, ou sur les modèles plus récents, on appuie sur un bouton, et le moteur démarre. Toutefois, les choses sont plus complexes mécaniquement. Prenons le cas d’un moteur diesel. Pour ce dernier, il est nécessaire d’utiliser un démarreur pour lancer le moteur, et permettre, à l’aide d’une bougie de préchauffage, de produire la première flamme. Le moteur est alors amorcé, et le cycle de combustion est ensuite auto-entretenu. Comment produire l’équivalent de cette première flamme pour l’EPR de Flamanville, et plus généralement pour un réacteur nucléaire ?

Rappelons le fonctionnement de base d’un réacteur nucléaire : il repose sur la réaction en chaîne de fission nucléaire. Dans le cas d’un réacteur à eau pressurisée (REP) comme ceux du parc français, un neutron réagit avec un noyau d’atome d’uranium-235. Cette réaction va produire une grande quantité d’énergie, des noyaux d’atomes plus légers (les produits de fission), ainsi que plusieurs neutrons. Le nombre de neutrons est variable à chaque fission, il est approximativement égal à 2,5 neutrons en moyenne. Ces derniers pourront réagir à leur tour avec d’autres noyaux d’uranium-235, produisant toujours plus de neutrons, et donc toujours plus de fissions, et ainsi de suite, conduisant à une croissance exponentielle du nombre de fissions. D’où le nom, bien sûr, de réaction en chaîne.

Cette croissance de la « population de neutrons » se traduit par une croissance tout aussi exponentielle de la quantité de chaleur générée, et donc in fine de la puissance du réacteur. Par l’action de nombreux facteurs (température des composants du cœur, absorption des neutrons par les absorbants neutroniques dissous dans le caloporteur et ceux contenus dans les grappes de contrôle), la population de neutrons est régulée. Cela se traduit par la stabilisation du nombre de fissions, et donc de la puissance, au niveau souhaité.

Dans ce schéma, nous n’avons pas évoqué un point, pourtant essentiel : d’où vient le premier neutron ? Comment produire « la première flamme », pour reprendre l’analogie précédente avec un moteur automobile ?

À lire aussi Les surgénérateurs nucléaires vont-ils renaître de leurs cendres ?

Les sources de neutrons entrent en jeu

Il faut en effet un premier neutron pour produire la première fission qui va initier la réaction en chaîne. Pour ce faire, on utilise ce qu’on appelle une « source de neutrons ». Il s’agit d’un matériau radioactif, qui, au cours de sa désintégration, va produire un neutron, éjecté avec une grande énergie, c’est-à-dire une grande vitesse. Ce neutron pourra ensuite réagir avec un atome d’uranium-235 voisin, et amorcer la réaction de fission.

Dans la pratique, il est préférable d’avoir une source de neutron très radioactive, de sorte qu’elle génère dès le début un très grand nombre de neutrons. Cela permet au réacteur de démarrer plus rapidement. Dans le cas contraire, en effet, en dépit du fait que la réaction progresse selon un rythme exponentiel, il faudrait attendre une très longue durée pour que la population de neutrons soit suffisante pour produire des puissances sensibles à nos échelles.

Ainsi, on utilise par exemple une source de californium-252. Cet élément synthétique, qui n’existe plus à l’état naturel sur Terre, a une période radioactive courte de 2,6 ans, et il produit une très grande quantité de neutrons. D’après une publication de Martin et al., une source de la taille du petit doigt, et contenant 50 mg de californium, produit jusqu’à cent milliards de neutrons chaque seconde. Point important, l’énergie de ces neutrons, à savoir en moyenne 2,1 mégaélectronvolts (MeV), est tout à fait compatible avec celle des neutrons dans les réacteurs nucléaires. Elle est donc tout à fait propice pour réagir avec l’uranium-235 et produire la fission nucléaire.

Le processus de démarrage du réacteur

Avant le démarrage, les grappes de contrôle sont abaissées dans les assemblages de combustible, qui constituent le cœur du réacteur. Elles contiennent un absorbant neutronique qui empêche la réaction en chaîne de s’amorcer, en dépit de la présence des sources primaires dans le cœur. La situation est donc stable et la puissance est nulle. Au moment du démarrage, les grappes sont relevées pour permettre aux neutrons émis par le californium de réagir avec l’uranium-235. La hauteur des grappes, le nombre de grappes actionnées, ainsi que la concentration d’absorbant neutronique dilué dans l’eau sont précisément calculés pour contrôler la montée en puissance, et le niveau de puissance souhaité. Ainsi, peu à peu, la puissance va s’élever dans le réacteur. Il atteindra la pleine puissance après une longue période de test permettant de vérifier, à chaque niveau de puissance, le bon fonctionnement de l’installation.

À lire aussi La première fois qu’une centrale nucléaire a produit de l’électricité

Les sources ont été livrées à Flamanville en début d’année

Les source de californium sont intégrées dans des grappes dites « primaires », dont la géométrie est similaire à celle des grappes de contrôle du réacteur. Ces grappes sont constituées d’un ensemble de tubes allongés, destinés à se déplacer dans des canaux dédiés situés dans les assemblages de combustible. Pour l’EPR de Flamanville, les sources de californium ont été livrées et montées début février. Et ce sont des opérations bien sûr éminemment délicates, du fait de leur très forte radioactivité.

Outre l’amorçage du réacteur, les sources primaires serviront également à tester et calibrer les moyens de mesure de la population de neutrons dans le cœur, des appareils complexes, indispensables au pilotage du réacteur. Après un cycle de fonctionnement, elles seront retirées du cœur. Le relais sera ensuite assuré par des sources dites « secondaires », constituées d’antimoine et de béryllium. Ces dernières ne sont pas radioactives, mais, après un cycle de fonctionnement, elles seront activées et généreront à leur tour un grand nombre de neutrons. Les sources secondaires seront à leur tour retirées après plusieurs cycles. Le cœur sera en effet alors devenu assez radioactif pour générer par lui-même ses propres neutrons, nécessaires au démarrage des fissions à l’issue des arrêts du réacteur.

À lire aussi Moduler la puissance d’un réacteur nucléaire, est-ce dangereux ?