Les Français sont connus pour être les champions du bas de laine. Nous épargnons beaucoup, en moyenne 17,2 % de notre revenu disponible au 3ᵉ trimestre 2023, et nous ne sommes battus que par la Suisse, la Suède et les Pays-Bas. Cette épargne pourrait-elle être mobilisée pour financer le nouveau nucléaire ?

D’après la Banque de France, le patrimoine financier des Français s’élève à près de 6 000 milliards d’euros (hors immobilier), sous la forme de dépôts à vue, d’épargne réglementée, d’assurance-vie ou d’actions. Dans ce montant, ce sont un peu plus de 920 milliards d’euros qui se trouvent dans ce qui est appelé « l’épargne réglementée des ménages », c’est-à-dire : Livret A, Livret de développement durable et solidaire (LDDS), Livret d’épargne populaire (LEP) ou encore Plan-épargne logement (PEL).

Aujourd’hui, cet argent est alloué à des secteurs rigoureusement définis par la loi. Ce sont 60 % qui sont centralisés par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour financer la construction de logements sociaux, tandis que les 40 % restants sont gérés par les banques elles-mêmes, notamment pour financer les PME et la transition énergétique.

Une source de financement convoitée

Or, nous sommes dans un contexte où les taux d’intérêt ont très fortement augmenté, du fait en particulier des hausses des taux décidées par la Banque centrale européenne (BCE). Ces hausses conduisent à un renchérissement notable des dépenses d’investissement, en particulier dans l’industrie. De ce fait, la possibilité d’affecter l’épargne des Français au financement de nouveaux secteurs industriels est scrutée à la loupe par le gouvernement.

En ce début d’année, une mesure avait fait grand bruit. Dans le cadre du projet de loi de finances 2024, elle prévoyait le fléchage de cette épargne vers le financement de l’industrie de la défense. Cela avait mené à une levée de boucliers, dans la mesure où 54 % des Français y seraient opposés, selon un sondage de l’institut YouGov. Concernant la transition énergétique, l’épargne des livrets réglementés (Livret A, LDDS, LEP…) pourrait-elle être mobilisée pour financer les nouvelles constructions nucléaires ?

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Pourquoi cette option est intéressante pour le nouveau nucléaire ?

Le nouveau nucléaire coûte cher. Ainsi, le chantier du réacteur EPR de Flamanville se chiffrerait aujourd’hui à 13,2 milliards d’euros, selon EDF. Toujours selon l’évaluation 2024 de l’énergéticien, la construction de six nouveaux réacteurs EPR2 en France coûterait 67,4 milliards d’euros – hors coûts financiers. Il va sans dire que l’investissement dans ce parc nécessiterait de mobiliser d’énormes capacités de financement.

L’affectation d’une partie de l’épargne déposée par les Français sur les livrets réglementés serait de nature à assurer une partie de ce financement. Premier constat : les durées d’investissement sont compatibles. En effet, les livrets réglementés sont adaptés aux financements portant sur de longs termes, sur des durées de 25 à 50 ans, cohérentes avec le cycle de vie des centrales nucléaires. Rappelons justement que l’EPR a été conçu pour une durée de vie de 60 ans. Un financement compatible avec de telles échéances de temps est toutefois difficile à obtenir sur les marchés financiers, lesquels tendent à privilégier des investissements de plus court terme.

Cela se traduirait en particulier par des coûts financiers plus élevés pour EDF, si l’énergéticien devait trouver ces financements sur les marchés privés. Ces derniers coûts viendraient à leur tour alourdir encore la facture du nouveau nucléaire. EDF a par ailleurs une dette importante, et l’accroissement de cette dernière serait de nature à dégrader sa notation, conduisant à augmenter encore les taux d’intérêt. En revanche, l’utilisation de l’épargne réglementée apporterait la garantie de l’État français, avec des conditions d’emprunt plus favorables pour ces investissements de long terme.

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Un nécessaire arbitrage des ressources

Nous pouvons par ailleurs constater que les montants sont compatibles. Comme précisé plus haut, le nouveau nucléaire représenterait un investissement d’environ 70 milliards d’euros. À titre de comparaison, l’épargne regroupée par le Livret A et le LDD s’élève à 571 milliards d’euros à début 2024. Par ailleurs, en dépit de l’inflation et des dépenses supplémentaires occasionnées par cette dernière, le montant déposé par les Français a poursuivi son augmentation : ce sont de l’ordre de 50 milliards d’euros supplémentaires qui ont été collectés en 2023.

Financer le nouveau nucléaire par les livrets réglementés conduirait toutefois à une modification significative de l’affectation des ressources qu’ils constituent. En particulier, cela remettrait-il en cause le financement des logements sociaux ? Il s’avère, d’après l’économiste Philippe Crevel, directeur du Cercle de l’Épargne, que le logement social n’utilise pas la totalité des ressources disponibles, faute d’un nombre suffisant de projets de construction. En conséquence, il existerait donc bien une capacité de financement disponible, accrue en outre par la hausse de la collecte de ces dernières années.

Au-delà de ces réflexions sur l’arbitrage de l’affectation des livrets réglementés, reste cependant à savoir si les Français eux-mêmes approuveraient ce nouvel usage de leur épargne. Fin 2023, un sondage mené par l’institut Ifop pour Le Journal du Dimanche indiquait que 65 % des Français étaient favorables à la construction des six nouveaux réacteurs EPR2. Seraient-ils prêts en outre à engager leur propre épargne dans ce projet ?