On l’appelle « énergie bleue » et son potentiel est énorme : 27 000 TWh par an estime la start-up bretonne Sweetch Energy, rien que ça. Soit l’équivalent de la consommation mondiale d’électricité. Connue depuis des décennies, et testée pendant plusieurs années en Norvège et aux Pays-Bas, l’énergie osmotique n’avait pourtant, jusqu’ici, pas tenu ses promesses. Mais aujourd’hui, la jeune entreprise assure être capable de la propulser au rang des sources d’énergie renouvelable les plus compétitives.

La production d’énergie bleue repose sur un principe scientifique simple : l’osmose. Raison pour laquelle on l’appelle aussi « énergie osmotique ». Un flux nait naturellement entre deux milieux de salinité différente. C’est ce qui explique par exemple que du sel déposé sur un concombre provoque, par osmose, une extraction de l’eau contenue dans le légume, en permettant ainsi de le dégorger.

On retrouve un phénomène similaire dans les estuaires : la rencontre entre l’eau douce des fleuves et l’eau salée de la mer entraîne, du fait de leur concentration en sel différente, des mouvements de fluides dont l’exploitation peut engendrer une importante quantité d’énergie.
On utilise généralement pour cela une membrane semi-perméable séparant deux compartiments : le premier est rempli d’eau salée pompée dans la mer et le second contient de l’eau douce en provenance du fleuve.

Deux technologies différentes

Deux technologies différentes peuvent être appliquées pour exploiter l’énergie bleue : l’osmose à pression retardée (pressure-retarded osmosis en anglais ou PRO) et l’électrodialyse inverse (reverse electrodialys ou RED).

Centrale osmotique

Principe de fonctionnement d’une centrale osmotique (technologie PRO)

Dans la méthode PRO, la membrane laisse passer les molécules d’eau douce, mais pas les ions (plus gros) de sodium (Na+) et chlore (Cl) du sel dissous. L’eau douce migre par osmose à travers la membrane vers l’eau salée tant que la différence de pression n’excède pas 27 bars.
L’augmentation de pression dans le compartiment d’eau salée peut alors être exploitée pour faire tourner une turbine et produire de l’électricité.

En 2009, l’électricien norvégien Statkraft a inauguré près d’Oslo une première centrale pilote de 4 kW (donc à peine capable de faire fonctionner une lessiveuse) exploitant cette technologie. La pression de service était de 10 à 12 bars (soit l’équivalent d’une chute d’eau de 120 m) et sa membrane, en acétate de cellulose avait une surface de 2.000 m2.
Des installations expérimentales utilisant ce procédé ont aussi fonctionné quelque temps au Japon et aux Etats-Unis.

Prototype de Statkraft
L’usine pilote de Statkraft en Norvège

Dans la technique de l’électrodialyse inverse (RED), la membrane ne laisse passer qu’un type d’ions. Ceux de sodium, chargés positivement en électricité, se concentrent dans le premier compartiment tandis que le second s’enrichit en ions de chlore chargés négativement, créant ainsi une pile électrique génératrice de courant.

Le procédé a été utilisé en grandeur réelle aux Pays-Bas sur l’Afsluitdijk, une digue de 32 km qui sépare l’Ijsselmeer, un immense lac d’eau douce, de la mer du Nord. L’usine, opérée par la société RED Stack, avait une puissance de 50 kW, la plus importante à ce jour pour l’exploitation de l’énergie bleue.

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Le coût des membranes

Si ces technologies s’avèrent prometteuses en termes de potentiel d’énergie et de disponibilité – les centrales sont pilotables et peuvent fonctionner en continu à capacité nominale – les résultats des expériences pilotes se sont révélés décevants. En cause, le faible rendement des installations mais surtout la fragilité et le coût très important des membranes semi-perméables utilisées. Un m² de la membrane fabriquée pour le prototype de l’Afsluitdijk permet d’obtenir une puissance de 5 W. Faites le compte : pour une petite centrale de 5 MW (la puissance d’une grande éolienne), il faudrait une membrane d’un km², soit la surface de 100 terrains de football !

Afsluitdijk
La centrale de 50 kW de RED Stack sur l’Afsluitdijk

En 2016, des scientifiques de l’Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL) se sont attelé à la mise au point d’une membrane plus performante et moins chère. Celle qu’ils ont testé, épaisse de seulement 3 atomes, était composée de disulfure de molybdène, un matériau largement disponible et facile à mettre en œuvre. L’expérience n’a été menée que sur une membrane percée d’un seul nanopore, mais elle a produit suffisamment de courant pour alimenter un transistor basse consommation.

Les chercheurs suisses estiment qu’une membrane d’un mètre carré seulement, dont la surface serait couverte à 30 % de nanopores, pourrait produire 1 MW. Pourtant, ce résultat encourageant est resté au stade du laboratoire, aucune mise en œuvre à plus grande échelle n’ayant jamais été tentée.

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L’espoir renaît en Bretagne

Aujourd’hui, l’espoir d’une avancée dans l’exploitation industrielle de l’énergie bleue renaît en Bretagne. Lancée à Lorient en 2015, par Bruno Mottet, un docteur en physique et chimie des matériaux, la start-up Sweetch Energy projette de se lancer dans la conception d’un prototype industriel. Issue de recherches menées au CNRS par Lyderic Bocquet, l’un de ses fondateurs, la technologie de Sweetch Energy combine les avancées récentes dans le domaine de la nanofluidique et celui des matériaux durables à faible coût pour développer des membranes de nouvelle génération.

La jeune entreprise, soutenue par l’Ademe, a déjà récolté de nombreux prix d’innovation. Elle a notamment gagné le concours iLAB du ministère de l’éducation nationale, le Concours Mondial de l’Innovation, le Cleantech Open France et a été une des lauréates du Concours i-Nov. Des distinctions qui l’ont aidé à mener à bien une première  campagne de financement qui lui a permis de récolter 1,4 million d’euros en avril 2017.

Le marché des usines de dessalement

Il y a quelques jours, Sweetch Energy a réussi à lever 5,2 millions supplémentaires pour lancer sa phase d’industrialisation et développer un premier prototype. Ce démonstrateur, qui pourrait atteindre plusieurs dizaines de kW de puissance, est attendu pour 2023. D’ici là, l’entreprise va devoir investir dans des outils industriels.
Le tour de table a été soutenu par un groupe d’investisseurs possédant une solide expérience dans le financement de sociétés industrielles à fort potentiel disruptif.

Le premier marché identifié par Sweetch Energy ne se situe pas dans les estuaires : c’est celui des usines de dessalement. Les résidus issus du traitement de l’eau salée sont, pour la start-up, des gisements d’énergie osmotique. Selon son modèle économique, l’électricité ainsi produite permettrait de diminuer les coûts d’exploitation des usines.

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