Et si on vous disait que les bulles d’air pourraient être le moyen idéal de protéger les animaux marins de la pollution sonore, en particulier lors de la construction d’infrastructures offshore ? Cette technique, connue depuis longtemps, gagne en popularité avec le développement massif des parcs éoliens en mer.
Dans le sud de l’État du Massachusetts, au large de la ville de Providence, l’entreprise Vineyards Wind installe actuellement le plus grand parc éolien offshore des États-Unis avec 62 machines de 13 MW pour une puissance totale de 800 MW. Lors de l’installation des fondations de ces éoliennes, l’entreprise chargée des travaux a utilisé une technique un peu particulière pour minimiser l’impact sonore de la phase de battage (enfoncement dans le sol) des pieux de fondations : le « rideau de bulles ».
Ce dispositif, également utilisé pour le parc allemand offshore de Borkum West-2, consiste à disposer autour de chaque éolienne en construction un tuyau rempli d’air sur le fond de la mer. Ce dernier, équipé de nombreux trous, laisse s’échapper de l’air, pour former un rideau de bulles jusqu’à la surface tout autour du chantier. En effet, les bulles d’air de ce rideau auraient la particularité de limiter la propagation des bruits intenses causés par les opérations de battage. Ces dernières consistent en effet à clouer littéralement la fondation au fond marin, au moyen d’un marteau hydraulique géant.
À lire aussi Quelles-sont les différentes fondations d’éoliennes en mer ?Si elles ont longtemps été négligées, les nuisances sonores causées par l’activité humaine ont de réels impacts sur l’environnement marin. En fonction de l’intensité des bruits et de leur durée d’émission, ils peuvent causer, selon les espèces, des réactions physiologiques comme une augmentation du stress ou du rythme cardiaque, mais également provoquer des dommages corporels temporaires, voire permanents.
Le rideau de bulles, un système aux nombreuses applications
La première mention d’un rideau de bulles apparaît dans la publication scientifique d’un certain Mallock en 1910. Depuis les années 1940, cette technique est utilisée de manière empirique pour de nombreuses applications. Dans l’industrie pétrolière et gazière et le génie civil, elle permet de limiter la propagation du pétrole ou des sédiments. Du côté des infrastructures portuaires, le rideau de bulles est envisagé pour empêcher la prolifération des algues et autres méduses, ou encore faciliter le traitement de la pollution marine.
Mais son principal avantage consiste bel et bien à atténuer la propagation de certains sons, à tel point qu’il est utilisé par la Marine nationale sur ses frégates anti-sous-marin de type Latouche-Tréville, pour limiter leur signature acoustique, et ainsi être moins détectables. Du côté de l’ENSTA Bretagne (École nationale Supérieure des Techniques Avancées), voilà près de 15 ans que des chercheurs travaillent sur la question pour mieux comprendre le fonctionnement du rideau de bulle, et donc l’optimiser.
À lire aussi Ces 4 vidéos à voir absolument pour comprendre l’éolien en merSelon le laboratoire de recherche, les bulles d’air agissent de plusieurs façons pour participer à l’atténuation d’un son. D’abord, lorsque l’onde sonore atteint une bulle d’air, son changement de milieu (de l’eau à l’air) entraîne le renvoi d’une partie de ces ondes vers son point d’émission. Ensuite, lorsqu’une bulle d’air est affectée par cette onde, elle se comprime et emmagasine une partie de cette énergie pour la restituer de manière plus progressive, ce qui contribue également à faire baisser l’intensité du bruit. Enfin, lorsque la bulle d’air est traversée par l’onde, elle s’échauffe et commence à osciller. Ces deux effets contribuent à faire perdre à l’onde sonore une partie de son énergie et entraînent une perte d’intensité.
Aujourd’hui, les techniques utilisées sont généralement standardisées. Pourtant, selon l’ENSTA, pour obtenir un résultat optimal, le dimensionnement de la taille et de la fréquence des bulles doit être fait d’une telle manière qu’elle corresponde avec précision au type de bruit qui doit être atténué. Le laboratoire de recherche de l’ENSTA Bretagne travaille donc sur des modèles prédictifs qui permettent un bon dimensionnement de ces équipements en fonction des opérations de travaux concernées.
À lire aussi Éolien en mer : la carte des parcs et projets en FranceUne solution qui reste imparfaite
Cette solution présente néanmoins de nombreux défauts qui pourraient compliquer sa généralisation à l’ensemble des parcs éoliens offshore dans le monde. D’abord, un dimensionnement efficace du rideau de bulle nécessite la prise en compte d’un très grand nombre de paramètres, ce qui rend la tâche difficile pour les entreprises. Aujourd’hui encore, l’ENSTA a réussi à mettre au point des modèles prédictifs en laboratoire, mais travaille encore à la prise en compte d’autres paramètres, comme les effets du courant et de la houle, sur le dimensionnement du rideau de bulle.
Ensuite, ce dispositif se révèle à la fois énergivore et onéreux. Il requiert, en effet, le fonctionnement de plusieurs compresseurs pendant toute la durée des opérations bruyantes. La solution technique proposée par l’entreprise allemande Hydrotechnick-Lübeck nécessite, ainsi, pas moins de 400 m³ d’air par minute pour fonctionner, ce qui entraîne une consommation électrique conséquente.
Le rideau de bulle représente un coût très élevé pour les opérateurs éoliens, tant pour son déploiement que pendant son fonctionnement. Enfin, pour que cette solution soit viable d’un point de vue écologique, il faudrait que les compresseurs soient alimentés par des énergies renouvelables.
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Du fait des coûts élevés des rideaux de bulles, de nombreuses entreprises en charge de ce type de travaux en mer se contentent de démarrer l’opération de battage de manière progressive pour laisser le temps aux animaux marins de s’éloigner du chantier. Mais face au problème des nuisances sonores en milieu marin, d’autres entreprises continuent à chercher des solutions. C’est notamment le cas de la startup française Greenov qui travaille sur un produit appelé Sub Sea Quieter. Ce système repose sur une membrane innovante et brevetée permettant d’atténuer grandement le bruit généré par des travaux sous-marins. Sa membrane, en partie gonflée d’air, a la particularité de bloquer les ondes sonores et d’empêcher la dérive des sédiments.
Greenov développe actuellement deux modèles pour des applications distinctes. La version côtière prend la forme d’un long rideau qui peut être déployé autour de la zone en travaux. Le modèle appelé « Pile Diving » est conçu spécifiquement pour les fondations d’éoliennes de type monopieu ou jacket et vient entourer la fondation à mettre en place. Si la version commerciale de ce produit atteint toutes ses promesses, il pourrait allier tous les avantages du rideau de bulle, sans les inconvénients.
Merci pour cet article ! Très intéressant d’avoir accès à ces détails de la mise en oeuvre des chantiers d’éolien en mer.