Pourtant prôné par certains opposants aux énergies renouvelables, un réseau électrique basé à 100 % sur l’énergie nucléaire serait très peu optimal. Pourquoi ? Voici une explication, qui s’appuie sur les données réelles de consommation et de production en France.

La variabilité de la demande

L’équilibre et la sécurité du réseau électrique dépendent de la bonne adéquation, à chaque instant, entre d’une part la consommation d’électricité, et d’autre part, la production d’électricité. La consommation d’électricité varie en fonction des activités de ses utilisateurs au cours de la journée (par exemple, activités professionnelles ou activités ménagères) ou au cours de l’année (par exemple, besoin de chauffage et d’éclairage en hiver, ou de climatisation en été).

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Ainsi, au niveau national, la demande d’électricité varie selon des cycles, bien étudiés, et qui imposent au système de production électrique de s’adapter à ces variations en modulant leur puissance de façon à maintenir cet équilibre. Prenons quelques exemples concrets :

Le site éco2mix de RTE permet d’observer les statistiques du système électrique français, actualisé chaque quart d’heure. Ainsi, par exemple, pour le mercredi 5 janvier 2022, le graphique montre la puissance électrique appelée par les consommateurs sur le réseau, en fonction de l’heure de la journée.

On observe que le maximum de consommation est atteint à 19 h (le fameux « pic de 19 »), pour une puissance électrique consommée de 79 GW. Le creux de production est atteint à 4 h du matin, pour une valeur de 55 GW, et la consommation à midi est de l’ordre de 75 GW. Le graphique montre également les prévisions de RTE France, celle élaborée la veille et celle réalisée le jour même. Pour cette journée, on s’aperçoit d’une sous-estimation de l’ordre de 2 GW, soit une erreur de 2,5 %. Il s’agit somme toute d’une erreur de prévision assez faible si l’on se représente à quel point la prévision de la consommation d’un pays entier est une chose difficile. Si nous choisissons un autre jour, par exemple le dimanche 7 août 2022, nous nous apercevons que la forme de la courbe est assez différente.

Le pic est observé à 12 h 45 pour une valeur de 43 GW, la consommation à 19 h est de l’ordre de 40 GW, tandis que le minimum de consommation vers 6 h du matin s’élève à 31 GW. Nous constatons donc des variations de l’ordre de 24 GW au cours d’une même journée, ainsi qu’une variation de 48 GW entre le minimum du 7 août et le maximum du 5 janvier 2022.

Quels moyens de production pour suivre la demande ?

Le site eco2mix permet de visualiser les moyens de production (nucléaire, hydraulique, éolien, solaire, gaz, etc…) mobilisés pour assurer cette demande, par exemple pour le mercredi 5 janvier 2022 :

 

À 19 h, la production est assurée par 47 GW de nucléaire (65 % de la production), 13 GW d’hydraulique et 7,3 GW de centrale thermique au gaz. La nuit tombée, le solaire ne produisait donc pas, et la production éolienne s’élevait à 3,9 GW. La France était importatrice de 6 GW. Si l’on regarde au niveau du creux de consommation à 4 h du matin, la structure de production est assez différente :

La production est assurée à 71 % par les centrales nucléaires pour un total de 44 GW, peu différent de la valeur du pic, mais surtout la France est très exportatrice (3,5 GW) et les centrales de pompage-turbinage (STEP) absorbent 3,6 GW pour remonter de l’eau dans leurs bassins supérieurs. Intéressons-nous maintenant à la structure de production de la journée du 7 août 2022 :

Au pic de la consommation à 12 h 45, à midi et en été donc, la production solaire est logiquement abondante, et s’élève à 11 GW. La production nucléaire s’élève à 23 GW et assure à peu près la moitié de la production. Le reste est assuré par l’éolien, pour 4,6 GW, l’hydraulique et un peu d’import. Voici la répartition de la production le même jour à 4 h du matin :

Le solaire est bien entendu à zéro, et le nucléaire assure 68 % de la demande, pour une production 25 GW. On le voit, dans notre exemple, au sein d’une même journée, la puissance cumulée des centrales nucléaires peut varier de 2 ou 3 GW. Entre l’été et l’hiver, leur puissance peut varier de plus de 20 GW. Ces variations de la puissance des centrales nucléaires sont appelées « modulation nucléaire ». Cette dernière n’implique pas seulement des contraintes techniques, mais également, comme nous allons le voir, elle implique des contraintes économiques.

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Les coûts fixes du nucléaire

L’analyse des données réelles de consommation et de production en France étant faite, analysons maintenant la structure de coûts de la production d’électricité nucléaire. En France, la Cour des Comptes a réalisé de nombreuses analyses détaillées de ces coûts et comptabilise de nombreux postes, qu’elle répartit en trois catégories temporelles :

• Les coûts passés, c’est-à-dire les coûts de recherche et développement, de construction non seulement des réacteurs, mais aussi de toutes les autres infrastructures de la filière.

• Les coûts présents, c’est-à-dire les charges d’exploitation et les coûts de combustible.

• Les coûts futurs, qui comprennent le démantèlement des centrales et des autres infrastructures de la filière, ainsi que les coûts de gestion des combustibles usés et autres déchets.

Sur la base du rapport d’audit de la Cour des Comptes de janvier 2012, le Commissariat à l’énergie atomique propose la décomposition suivante des coûts du nucléaire :

Ce graphique montre que les coûts de combustible sont minoritaires dans le coût de production du parc nucléaire français, à hauteur de 16 %. Le reste, c’est-à-dire les coûts d’exploitation, de maintenance et d’investissement, sont très majoritaires et leur somme s’élève à 84 %. Parmi ces dernières charges, la majorité sont des frais fixes, c’est-à-dire qu’ils doivent être payés chaque année, que la centrale nucléaire fonctionne à 100 % de sa puissance nominale, qu’elle soit arrêtée ou fonctionne à une puissance intermédiaire.

Autrement dit, quelle que soit la quantité d’énergie produite par la centrale, et donc peu importe son revenu, l’essentiel des coûts de la centrale doivent être payés chaque année. Il y a donc un intérêt économique très important à ce qu’une centrale nucléaire fonctionne en permanence à sa puissance nominale.

La situation est similaire à celle d’un investissement locatif : si vous achetez un appartement à crédit dans l’objectif de le louer, vous devrez régler les mensualités du prêt, que l’appartement soit loué ou non, ainsi que les charges de copropriété et les taxes. Vos frais variables, qui dépendent de la présence ou non d’un locataire, par exemple, l’usure normale due à l’usage de l’appartement, restent minoritaires. Votre intérêt est donc, en général, de louer votre appartement autant de temps que possible dans l’année.

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Dans un système 100 % nucléaire, la rentabilité des réacteurs est fortement dégradée

Dans l’hypothèse où le système de production électrique serait basé à 100 % sur des centrales nucléaires, il faudrait prévoir assez de centrales pour couvrir le maximum de consommation électrique. D’après RTE, il a été en 2020 de 83,2 GW le mercredi 22 janvier 2020 à 9 h 30. À l’exception de cet instant crucial au cours de l’année, la production du parc de centrales devra diminuer afin de suivre la consommation, plus basse qu’au moment du pic, et assurer l’équilibre du réseau. Certains réacteurs nucléaires devront s’arrêter, ou la puissance d’un ensemble de réacteurs devrait être diminuée.

Or, nous l’avons vu, la consommation est fortement variable au cours de l’année. Sur la base de notre exemple en début d’article, nous avons constaté une variation de l’ordre de 24 GW au cours d’une même journée, et une variation 48 GW entre le minimum du 7 août et le maximum du 5 janvier 2022. Ce sont des variations très importantes !

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Pour donner un ordre de grandeur, le modèle de réacteur nucléaire le plus puissant en France, le palier N4 construit en deux exemplaires à la centrale de Civaux, a une puissance électrique nette de 1,45 GW. Cela implique qu’au sein de la même journée, la variation de production peut être de l’équivalent de seize de ces réacteurs, et la variation en fonction des saisons peut être de l’équivalent de trente-trois de ces réacteurs.

En conséquence, si le système de production était constitué uniquement de centrales nucléaires, les centrales seraient très souvent arrêtées, ou en fonctionnement à puissance réduite. Le nombre d’heures de fonctionnement annuel, le « facteur de charge », sera très bas. Les coûts d’amortissement et de maintenance devraient toutefois être payés, que les centrales fonctionnent ou non, et la rentabilité de ce système hypothétique 100 % nucléaire serait fortement dégradée comparée à une situation où les centrales produisent à leur puissance nominale la majeure partie du temps.

Les stratégies permettant une forte part du nucléaire dans le mix

En France, notre parc nucléaire est très important proportionnellement à notre mix électrique. Cela a conduit EDF à mettre en œuvre des stratégies de production spécifiques, au-delà de la modulation de la production nucléaire.

Il est possible de doter le système électrique d’autres technologies de production dont la structure de coût est différente. Par exemple, la pointe peut être assurée par des centrales thermiques au gaz, dont la structure de coût est inverse à celle du nucléaire : le coût d’investissement est proportionnellement plus faible et le coût de combustible proportionnellement plus élevé. La rentabilité de ces centrales est donc moins affectée par un fonctionnement à puissance inférieure à sa puissance nominale.

Il est également possible d’utiliser des moyens de production peu coûteux pour assurer les pointes, et notamment l’hydroélectricité. En France, notre parc de production hydraulique est particulièrement développé. Un grande nombre d’installations hydroélectriques bénéficient en outre d’un moyen de stockage de l’eau (lac ou éclusée) : en pratique, elles produisent moins lors des creux de consommation (quotidiens ou saisonniers), accumulent de l’eau, et ne l’utiliseront que pour couvrir les pics.

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Le rôle important des stations de pompage turbinage (STEP)

Il est enfin possible de prévoir des systèmes de stockage de la production électronucléaire de façon à limiter autant que possible la modulation de leur puissance. En France, nous nous sommes dotés de centrales de pompage-turbinage (STEP) pour remonter dans des barrages amont de l’eau utilisables par la suite. Nous nous sommes également équipés de chauffe-eau dotés d’un moyen de déclenchement lors des heures creuses ; cela permet de stocker sous forme d’eau chaude, pour la journée suivante, la production nucléaire sous-utilisée pendant la nuit.

Il existe de nombreuses autres stratégies émergentes (smart grid, charge nocturne des voitures électriques, stockage massif de chaleur, production de carburants de synthèse pendant les heures creuses, …). Ces développements permettraient en principe d’augmenter le facteur de charge des centrales nucléaires, et donc d’en diminuer le coût de production par unité d’électricité produite. On peut noter que ces efforts sont également intéressants pour augmenter le taux de pénétration des énergies renouvelables dans le réseau.

Pour conclure, on le voit, les choix relatifs à un système de production électrique ne sont pas uniquement induits par un choix de technologie, et encore moins d’une technologie unique. Il est nécessaire de penser ces technologies en système, de façon à tirer parti de leurs différences pour assurer l’équilibre de la consommation et de la production électriques, et ce, à un prix aussi accessible que possible au consommateur.

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