Dans la plupart des esprits, le terme nucléaire ne va pas sans le terme électricité. Mais l’énergie produite par les réacteurs nucléaires peut rendre bien d’autres services. Ce sera d’autant plus vrai avec l’arrivée prochaine sur les marchés de nouveaux réacteurs conçus pour optimiser les applications non électriques.

Pour réussir une décarbonation rapide, juste et durable de nos économies, les experts appellent à mobiliser un large panel de solutions. Des énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien, en pleine croissance. Mais pourquoi pas aussi d’autres énergies bas-carbone comme le nucléaire. D’autant qu’en la matière, celui-ci présente quelques atouts que les énergies renouvelables n’ont pas, lorsqu’il s’agit d’applications non électriques, notamment.

1 – Le nucléaire pour chauffer nos maisons

Ainsi, parce que la production d’électricité nucléaire implique une forte production de chaleur, les experts envisagent de l’exploiter aussi dans les réseaux de chaleur urbains. Deux projets avaient été lancés en France dès les années 1980. Puis abandonnés, faute de soutien politique et financier. Pourtant, quelque 65 % de la chaleur qui circule sur les réseaux reste produite en France à partir de sources carbonées. La difficulté, dans notre pays tout particulièrement, c’est que les réseaux de chaleur ne sont pas très développés. Et que les réacteurs nucléaires sont construits loin des centres urbains. Ce dernier problème pourrait être levé grâce à des systèmes de transport de la chaleur à longue distance. Ou, bientôt, grâce à de petits réacteurs nucléaires (SMR) implantés, eux, plus près de nos villes.

À lire aussi Comment cette centrale nucléaire va chauffer un million d’habitants

2 – Le nucléaire pour produire de l’hydrogène bas-carbone

L’hydrogène est l’une des solutions envisagées pour décarboner certains secteurs de notre économie. Le transport lourd, par exemple. Ou encore la production de fer. Mais l’hydrogène n’est, pour l’instant, pas extrait à l’état naturel. Alors, il faut le produire. Aujourd’hui, il est encore surtout obtenu pour des usages industriels par vaporeformage de gaz fossile. Un procédé fortement émetteur de gaz à effet de serre.

Pourtant, par électrolyse de l’eau, il est possible d’obtenir un hydrogène bas-carbone. À condition que le procédé soit alimenté par une électricité elle-même bas-carbone. Certains ont ainsi vu dans les énergies renouvelables en développement, une source qui pourrait permettre de produire enfin un hydrogène durable. Mais avec le solaire et l’éolien, le facteur de charge des électrolyseurs est trop faible pour que l’opération soit économiquement intéressante. Alors les regards commencent à se tourner vers le nucléaire. Le Korea Atomic Energy Research Institute le confirme. En Corée du Sud, produire de l’hydrogène à partir d’énergie solaire photovoltaïque coûterait presque deux fois plus cher qu’avec le nucléaire.

À lire aussi Tout savoir sur les couleurs de l’hydrogène : vert, bleu, gris, jaune, blanc, brun, rose, noir, turquoise

Et le nucléaire offre en la matière encore d’autres perspectives. Parce que si l’électrolyse est possible dès 80 à 120 °C, elle devient plus efficace — car le besoin en électricité diminue — à de hautes températures. Selon France hydrogène, à des températures comprises entre 700 et 800 °C, les rendements pourraient dépasser les 80 %. Et de telles températures peuvent être atteintes avec les réacteurs nucléaires dits justement à haute ou à très haute température. Les tout premiers petits réacteurs de ce type ont été raccordés au réseau chinois en 2022. Et aux États-Unis ou au Royaume-Uni, notamment, les ingénieurs étudient la faisabilité pratique de la production d’hydrogène à partir de tels réacteurs nucléaires.

En France, le CEA développe un électrolyseur à haute température qui devrait voir le jour d’ici 2026. Mais quelques adaptations doivent encore être validées. Car l’hybridation nucléaire-hydrogène doit bien être pensée dès la conception des réacteurs. Un autre procédé de production d’hydrogène pourrait également bénéficier des hautes températures produites par les futurs réacteurs nucléaires. Car à des températures élevées, il est possible d’induire des réactions chimiques qui divisent les molécules d’eau en oxygène et en hydrogène. Et les scientifiques estiment que la méthode est prometteuse. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, si tout l’hydrogène consommé aujourd’hui dans le monde était produit à partir d’énergie nucléaire, nous réduirions de plus de 500 millions de tonnes nos émissions de CO2 chaque année.

Les installations du plus gros électrolyseur du monde à Kucha en Chine / Images : Sinopec.

3 – Le nucléaire pour dessaler l’eau de mer

Autre domaine industriel qui pourrait profiter des capacités du nucléaire, celui du dessalement de l’eau de mer. Dans le contexte de changement climatique notamment, les tensions sur l’eau douce sont en effet de plus en plus prégnantes. Les Nations unies estiment que dès 2025, les deux tiers de la population mondiale seront concernés par des situations de stress hydrique. Résultat, en dix ans, le nombre des installations de désalinisation a été multiplié par deux. Et les experts ne s’attendent pas à ce que cette croissance ralentisse dans les années à venir.

Aux Émirats arabes unis, quelque 40 % de l’eau potable sont déjà produits par des usines de dessalement. Il en sort plus de 7 millions de mètres cubes d’eau par jour ! Le pays abrite la plus grande usine de désalinisation au monde. Pour produire son eau douce, elle compte sur la chaleur résiduelle de celle qui est aussi la plus grande centrale électrique au gaz au monde.

Il faut savoir que le dessalement de l’eau est un procédé énergivore. Il peut en coûter entre 2,5 — avec la technologie la plus répandue de l’osmose inverse — et 5 kWh — avec la technologie de désalinisation thermique — par m3 d’eau dessalée. Et comme les usines de dessalement sont, pour la plupart, alimentées par des énergies fossiles, leur empreinte carbone est élevée. Entre 2,1 et 3,6 kgCO2eq/m3 pour celles qui exploitent l’osmose inverse et même jusqu’à 20 kgCO2eq/m3 lorsqu’elles reposent sur de la désalinisation thermique. Au total, on estime qu’au moins 120 millions de tonnes de CO2 sont émises chaque année par le secteur.

À lire aussi Cette plateforme va extraire l’uranium de l’eau de mer pour alimenter des centrales nucléaires

Les énergies renouvelables peuvent aussi alimenter les usines de dessalement. Celle d’Al Khafi, en Arabie Saoudite, par exemple, fonctionne grâce à des panneaux solaires photovoltaïques. Mais en 2020, le pays a tout de même consommé 17 TWh d’énergie rien que pour dessaler de l’eau. C’est l’équivalent de la production annuelle d’une centrale nucléaire.

« La Jordanie peut être considérée comme l’un des pays les plus pauvres en eau douce », expliquait en septembre 2023, le docteur Khaled Toukan, le président de la Jordan Atomic Energy Commission, à l’occasion d’un atelier organisé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). « Elle est pourtant pionnière en matière de traitement des eaux usées. Mais ses eaux souterraines deviennent de plus en plus difficilement accessibles. Et le pays comptera, à l’avenir, essentiellement sur la désalinisation de l’eau de mer. » Le ministère de l’eau et de l’irrigation travaille ainsi à un projet basé sur la technologie de l’osmose inverse dans le golfe d’Aqaba. L’eau dessalée devra ensuite être pompée jusqu’à Amman, la capitale haut perchée du pays, sur une distance de près de 400 km et avec un dénivelé de plus de 1 100 mètres. « Nous aurons besoin pour cela de 320 MW, environ 100 MW pour le dessalement et les 200 MW restant pour l’acheminement de l’eau », précise Khaled Toukan. Et la Jordan Atomic Energy Commission recommande aujourd’hui d’envisager d’alimenter le site grâce à un petit réacteur nucléaire.

Des études ont en effet montré que la Jordanie, malgré son fort ensoleillement, ne devrait pas compter uniquement sur le solaire photovoltaïque pour alimenter cette usine. Les atouts du nucléaire mis en avant : son côté bas-carbone, son prix relativement bon marché et sa durée de vie de 60 ans ou plus. La technologie SMR arrive quant à elle avec quelques avantages supplémentaires exposés par Khaled Toukan. « L’investissement reste raisonnable pour un pays comme la Jordanie. Et alors que les réacteurs conventionnels sont hors de notre portée, car ils ont besoin d’eau pour se refroidir, notre choix peut se porter ici sur de petits réacteurs refroidis au gaz. Le tout pourra finalement être associé à de la production solaire photovoltaïque. » Le pays envisage par ailleurs d’exploiter un autre SMR pour dessaler, cette fois, de l’eau pompée dans l’aquifère.

L’usine de dessalement de Jubail en Arabie Saoudite, qui fonctionne aux énergies fossiles / Image : Getty.

4 – Le nucléaire pour décarboner l’industrie

L’industrie est l’un des secteurs qui consomment le plus d’énergie au monde. Et très souvent encore, une énergie carbonée tirée des combustibles fossiles. Pour décarboner l’industrie, plusieurs pistes sont explorées. D’abord, celle de l’électrification des procédés grâce aux énergies renouvelables. La difficulté, une fois de plus, c’est l’intermittence du solaire et de l’éolien. L’idée ne pourrait ainsi être applicable qu’à des procédés particulièrement flexibles, eux-mêmes. Mais ils sont rares. Car dans l’industrie, la règle, c’est le 7/7 et le 24/24.

L’hydrogène peut constituer une solution. Mais il doit d’abord être produit, idéalement à partir d’une électricité bas-carbone. La capture du CO2 est parfois aussi présentée comme une piste. Toutefois, il faut ensuite pouvoir stocker ce carbone sous la terre et ce n’est pas possible partout dans le monde. Les scientifiques préviennent que l’idée devrait être réservée aux procédés que nous ne pourrons vraiment pas décarboner autrement.

À lire aussi Ces technologies de réacteurs nucléaires vont bouleverser l’industrie lourde

De plus en plus, les experts envisagent ainsi de recourir à des petits réacteurs nucléaires pour fournir à la fois l’électricité et la chaleur — voire la vapeur — dont beaucoup d’industries ont besoin en parallèle pour produire. Parce que la puissance annoncée des SMR pourrait tout à fait correspondre aux besoins de sites industriels. Toutefois, si les usines opèrent souvent 24/24 et 7/7, elles n’ont pas toujours les mêmes besoins en chaleur, par exemple. Ainsi, pour servir l’industrie, les petits réacteurs nucléaires devront faire preuve d’une certaine flexibilité qui leur permettra de s’adapter à la demande.

Reste tout de même à étudier la possibilité d’intégrer des SMR dans un tel paysage. Parce que les industriels ne sont pas familiers des questions de sûreté et de sécurité nucléaire. Des précautions devront être prises et les opérations bien encadrées pour que cela puisse être mis en œuvre. Du côté de Shell, par exemple, l’idée est envisagée pour subvenir aux besoins… des raffineries et même des plateformes en mer. Les compresseurs, les pompes et autres appareils énergivores qui font tourner les usines sont aujourd’hui alimentés par des turbines à gaz. Électrifier ces processus reste difficile en offshore, car cela nécessite de déployer des longueurs de câbles sous la mer. Sur le papier, un SMR flottant pourrait être installé à proximité. Avec les questions que cela pose tout de même en termes de disponibilité, d’autonomie ou encore de coûts. Sans parler des questions de législations et de gestion des risques.