En juillet 2008, tous les experts et économistes étaient convaincus que le pic du pétrole était atteint, après la poussée de fièvre qui avait fait grimper le prix du baril jusqu’à 150 dollars. Tous anticipaient désormais un prix du baril à trois chiffres. En 2020, force est de constater que l’envolée du prix du pétrole ne s’est pas produite. A l’analyse, elle apparaît même peu probable.

La théorie n’est pourtant pas nouvelle : en 1956 déjà, Marion King Hubert faisait découvrir aux experts de l’American Petroleum Institute l’existence d’un risque de pic du pétrole. En 1998, une étude du journal Scientific American intitulée « The End of Cheap Oil » affirmait, 40 ans plus tard, que la production mondiale de pétrole conventionnel allait décliner bien plus tôt que prévu, probablement avant 10 ans, c’est-à-dire avant 2008. Mais 64 ans après l’étude de Marion K. Hubert, personne ne peut dire avec exactitude quand le pétrole viendra à manquer. En effet, plusieurs gisements ont été découverts ces dernières années, dont celui au large de Bahrein, estimé le plus gros gisement du monde (80 milliards de barils).

De plus, l’exploitation par les Etats-Unis du shale oil (pétrole de fracking ou pétrole de roche) est venu complètement changer la donne. Les Etats-Unis produisent aujourd’hui 13,2 millions de barils par jour, alors qu’ils en produisaient 5 millions il y a à peine 10 ans. Les forages en haute mer ont également participé à cette évolution. Les Etats-Unis sont ainsi devenus exportateurs nets de pétrole. Pourtant, entre 2016 et 2018, le prix moyen du baril de Brent a augmenté de 63% (de 43,5 $ à 71,05 $[1]). En 2019, néanmoins, le prix moyen a baissé de 9,4% à 64,34 $ par rapport à 2018.

Les crises du Vénézuela, les attaques contre les installations pétrolières en Arabie Saoudite en septembre 2019 et le regain de tension en Iran auraient pu pourtant pousser le prix du baril à la hausse, mais ces événements n’ont eu qu’un effet très limité. Tout au plus ont-ils engendré une petite poussée du cours quotidien du Brent de 9 $ le baril. Pourquoi ces événements n’ont-ils pas eu davantage d’impact sur les cours de pétrole ? Il se fait que, bien que les exportations de brut à partir du Vénézuela et de l’Iran aient été réduites, la hausse de la production américaine de pétrole a largement compensé ces effets.

Dites pic « tous pétroles »

A y regarder de plus près, les experts qui avaient annoncé un pic pétrolier entre 2010 et 2020 ne s’étaient pas trompés. L’extraction de pétrole conventionnel dans tous les principaux gisements est bel et bien en train de chuter depuis 2011 :

Si la production mondiale a pu se maintenir à un niveau élevé, ce n’est que grâce à un afflux massif de crédits bon marché, notamment aux Etats-Unis, et à la multiplication de nouveaux puits d’extractions de plus en plus coûteux : pétrole de schiste, pétrole offshore, sables bitumineux… Mais cette hausse constante des coûts d’extraction risque bien de mettre le holà à un secteur qui n’a jamais gagné d’argent.

Dans 40 ans, nous laisserons alors sous nos pieds le pétrole le plus cher à extraire car nous n’aurons tout simplement pas les moyens de nous le payer (ou, dans le meilleur des cas, nous aurons atteint le zéro carbone). C’est toute la question de ce qu’on appelle le taux de retour énergétique (EROI ou Energy Returned On Energy Invested en anglais) : si l’on dépense plus d’énergie pour explorer, fracturer, forer, pomper et distribuer le pétrole qu’un champ ne pourra donner en retour, ce sera fatalement l’arrêt de la production. Cette quantité de pétrole, pourtant bien existante, restera alors inexploitée.

La disparition du pétrole n’est donc pas pour demain. Car le pic de pétrole est tout simplement la rencontre entre un coût d’extraction qui ne cesse de grimper, et un prix maximum du baril que nous sommes prêts à payer (estimé aujourd’hui à 120 $ environ).

L’effet « voiture électrique »

Certains anticipent un effondrement de la demande de pétrole avec l’arrivée massive des véhicules électriques. Mais la voiture propre peut-elle avoir un tel impact sur le niveau mondial de consommation de pétrole ? Pas vraiment, ou du moins, pas dans l’immédiat.  L’ « Electric Car Tipping Point » (« Le point de basculement de la voiture électrique ») devrait se produire dans 10 ans : en 2030, le nombre de voitures hybrides et électriques vendues devrait être plus important que celui des modèles avec moteur à combustion. Selon Global EV Outlook, le monde comptera alors entre 125 et 220 millions de voitures électriques.

Mais la baisse de la consommation de carburant fossile liée à cet essor n’atteindra que 825 millions à 1,5 milliard de barils, ce qui est encore relativement peu : la production annuelle des Etats-Unis atteint aujourd’hui 4,8 milliards de barils, et la production mondiale de pétrole s’établit à 35,8 milliards de barils (World Energy Outlook 2019). La réduction de la consommation induite par la voiture électrique ne représenterait donc que 2,3% à 4,2% de la production mondiale, à niveau de production inchangé. Car la consommation induite par tous les secteurs hors transports représentait encore 44% de la consommation mondiale de pétrole en 2017 :

Based on IEA data from the IEA 2018 Yearly Oil Data Service, www.iea.org/statistics.
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 Serions-nous entrés dans une période de surabondance du pétrole ?

Samuele Furfari, professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB (Bruxelles), ne croit nullement à la flambée du prix du baril, en affirmant dans son livre au titre provocateur « Vive les énergies fossiles ! La contre-révolution énergétique » : « Après quarante années de jérémiades, il est difficile d’ad­mettre que l’on s’est trompé et, dès lors, il ne faut pas s’étonner que cette période de déni perdure, avec pour résultats le main­tien du prix élevé du baril et l’exploitation des consommateurs. Heureusement, les fondements de ce marché psychologique sont faibles, ce qui nous permet d’espérer bientôt un effondrement du prix de l’énergie, pour le plus grand bien de tous les consomma­teurs du monde. »

Mais l’AIE voit les choses autrement : se basant sur la forte diminution depuis 2014 des investissements du secteur dans de nouvelles unités de production, l’Agence Internationale de l’Energie prédit un « supply crunch » (resserrement de l’offre) pour 2025.

D’autres experts affirment que, si l’offre se contracte, ce sera probablement moins à cause d’un manque d’outils de production ou d’une raréfaction de la matière première, que par l’effet d’une politique volontaire destinée à juguler la production et maintenir ainsi un cours du pétrole suffisamment  élevé.

Or, même dans l’hypothèse d’un resserrement de l’offre, plusieurs tendances vont dans le sens d’une baisse de la demande : les progrès constants en matière d’efficacité des moteurs thermiques – qui pourraient avoir un impact trois fois plus important sur la demande de pétrole qu’un essor massif de la voiture électrique -, la taxation du kérozène qui pointe le bout de son nez, le prix de la tonne de carbone qui commence à grimper sur les marchés internationaux, quand ce n’est pas l’Europe qui vise la neutralité carbone en 2050.

Enfin, rappelons un principe de base : pour que le prix du baril se maintienne durablement à 150 dollars (ce qui ne s’est jamais produit : le record de 148 $ de juillet 2008 n’a duré qu’une journée), il faut que les citoyens aient les moyens de se payer non seulement un carburant à ce prix-là, mais également tous les biens et services issus du pétrole.

Pour que ce soit possible, il faut un pouvoir d’achat qui suive l’évolution du prix des hydrocarbures. Et si le prix du baril ne s’est jamais stabilisé à 150 dollars, c’est parce qu’un prix aussi élevé entraîne un effet récessif immédiat par la contraction de la demande de biens et services fabriqués à partir de pétrole. Cette diminution de la demande, à son tour, fait redescendre le prix du baril jusqu’à un niveau supportable pour les citoyens.

Voilà pourquoi, à moyen terme, un prix du baril à trois chiffres a peu de chances de faire partie de notre quotidien.


[1] source : www.connaissancesdesenergies.org