La publication simultanée de deux rapports, l’un des Nations-Unies, l’autre de l’Agence internationale de l’énergie, apparemment contradictoires, apporte de nombreuses informations nouvelles sur l’état de la transition énergétique dans la foulée de la guerre en Ukraine et de la forte augmentation des prix des énergies fossiles et de l’électricité.

Attention, risque de dissonance cognitive, menace d’entorses au cerveau. Antonio Guterres, patron des Nations-Unis, et Fatih Birol, patron de l’Agence internationale de l’énergie, viennent de faire des déclarations qui semblent totalement contradictoires. Guterres, présentant jeudi 27 le rapport Emissions Gap du programme des nations-unies pour l’environnement (PNUE), a affirmé que le monde se dirigeait vers « une catastrophe mondiale », un réchauffement global de 2,8 °C, les engagements des pays étant « pitoyablement pas à la hauteur ».

Présentant le même jour la publication annuelle phare de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le World Energy Outlook, Birol a lui plutôt souligné que le monde approchait d’un tournant historique vers un futur plus propre et plus sûr : dans tous les scénarios du WEO, la demande mondiale pour chacun des combustibles fossiles approche de son sommet. La crise provoquée par l’invasion de l’Ukraine entraîne de profonds changements dans le monde de l’énergie, qui sont appelés à durer.

À lire aussi Mais quel est donc le plus grand apôtre des énergies renouvelables ?

Deux visions s’affrontent

En réalité, les deux organisations internationales ont simultanément raison. Les émissions de CO2, qui ont connu leur sommet en 2021, vont enfin commencer à décroître, dès 2025. Mais pas assez vite, bien sûr. Chacune a choisi de mettre sur une réalité complexe un accent différent : catastrophiste pour le PNUE, optimiste pour l’AIE. L’éternelle histoire du verre à moitié plein et du verre à moitié vide… Mais les comparaisons de projections d’émissions sont rendues difficiles, car le PNUE intègre les émissions de l’agriculture et des changements des terres, alors que l’AIE se concentre sur les émissions liées à l’énergie et l’industrie.

PNUE et AIE s’accordent à dire que la guerre en Ukraine, et la baisse des exportations d’hydrocarbures russes, accélèrent et freinent à la fois la transition. Elles l’accélèrent : l’augmentation des prix du gaz et du pétrole ralentit la consommation. L’Europe, les États-Unis, la Chine, l’Inde et d’autres renforcent leurs politiques de déploiement des énergies renouvelables et de véhicules électriques

Elles la freinent : ici, on rouvre une centrale à charbon pour passer l’hiver, là, on met en place des terminaux méthaniers pour recevoir du gaz d’autres pays, et on subventionne de fait davantage les énergies fossiles, en protégeant indistinctement tous leurs utilisateurs, ce que les deux organisations critiquent sévèrement.

À lire aussi Le changement climatique met les réseaux électriques sous tension

Il faudrait investir 4 fois plus dans la transition énergétique

Mais l’AIE souligne que les politiques qui freinent la transition sont transitoires, alors que celles qui l’accélèrent sont durables. Elle semble prendre davantage en compte que le PNUE les politiques les plus récentes, ou leur estime plus d’effets, qu’il s’agisse des objectifs renforcés de l’Union européenne, de la loi de réduction de l’inflation aux États-Unis, du programme japonais de « transformation verte », des objectifs chinois en matière d’électrification des voitures et de renouvelables (et de nucléaire), ou encore des promesses récentes de l’Inde et de l’Indonésie

L’AIE observe aussi la montée en puissance des capacités de fabrication des panneaux photovoltaïques, des batteries, des électrolyseurs et même du lithium, et c’est peut-être le plus significatif. Elle relève notamment que l’augmentation des capacités manufacturières du PV est compatible avec les besoins du scénario Net Zero Emissions by 2050, et que les autres se rapprochent de ce niveau critique.

Pour l’AIE comme pour le PNUE cependant, les efforts restent insuffisants. Un manque d’ambition (ambition gap) se double de nombreuses faiblesses de mise en œuvre (implementation gap). L’AIE relève en particulier que les investissements en faveur de la transition énergétique vont augmenter d’un peu plus de 1 000 milliards de dollars chaque année, à 2 000 milliards, mais qu’il en faudrait 4 000 pour mettre le monde sur une trajectoire « zéro émissions nettes », la neutralité carbone.

À lire aussi Faut-il construire des STEP pour éviter les effets du changement climatique ?

Les points faibles du scénario Net Zero

L’AIE livre aussi une « mise à jour » de son scénario Net Zero Emissions by 2050. Si la publication de ce scénario en 2021 tranchait heureusement sur la ligne suivie jusqu’alors par l’agence, la mise à jour déçoit un peu, car certaines faiblesses n’ont pas été corrigées :

– Le rôle attribué à la capture et stockage du CO2 reste étonnamment élevé dans la production d’électricité. On comprend mieux son utilité dans la production de ciment, dont l’électrification ne supprime pas les émissions « de procédé ».

– L’AIE continue de faire largement reposer l’accès de tous à la cuisson propre sur le gaz de pétrole liquéfié (GPL), alors même que l’Indonésie par exemple, producteur de pétrole, encourage sa population à passer à la cuisson électrique. Et que l’alliance du photovoltaïque et de nouveaux instruments de cuisson électriques très efficaces change la donne aujourd’hui.

– Le stockage de froid sous forme d’eau glacée n’est pas mentionné comme lien flexible entre le photovoltaïque et la climatisation, surtout dans les pays du soleil.

– L’électrification de la chaleur industrielle reste limitée aux besoins à basse température, alors que la décarbonation de la sidérurgie passe, outre la réduction directe des oxydes de fer à l’hydrogène, par la substitution des fours à arc électriques aux haut-fourneaux au coke de charbon. Et que des techniques de stockage de chaleur à haute température se développent, là encore pour faire le lien entre l’électricité variable du solaire et du vent et les besoins de chaleur permanents des industries.

À lire aussi Extraire du CO2 de l’atmosphère : le match des technologies

Baisse des vents : une menace pour l’éolien ?

Le dernier point est moins anecdotique qu’il n’y paraît. L’AIE évoque la possibilité d’un ralentissement des vents sous l’effet des changements climatiques, que le GIEC a estimé possible, quoiqu’avec un niveau de confiance moyen. L’AIE note que « la production éolienne est proportionnelle au cube de la vitesse du vent, ce qui signifie qu’une baisse de 10% de cette vitesse conduit à une réduction de 27% dans la production éolienne », précisant toutefois que ceci n’est vrai que quand « la vitesse du vent se situe entre la vitesse d’enclenchement et la vitesse de coupure [de l’éolienne, NDLR] ».

Techniquement, tout est juste. Mais le rapprochement avec la vitesse moyenne des vents peut induire en erreur : si la vitesse à partir de laquelle les éoliennes tournent est moins souvent atteinte, celle à partir de laquelle elles s’arrêtent par sécurité est, elle aussi, moins souvent atteinte.

En fait, pour estimer correctement la perte de production quand la vitesse moyenne diminue, il faudrait connaître avec précision les vitesses atteintes à chaque instant. Si seules les vitesses extrêmes diminuent… la vitesse moyenne baisse, mais la production augmente !

Or l’année 2021 a fourni un exemple dans le monde réel : la vitesse moyenne du vent en Europe semble avoir justement diminué de 10%. Le facteur de charge des parcs éoliens de l’Union Européenne et du Royaume-Uni a, lui, diminué de 11% seulement.

S’il faut s’inquiéter des effets des dérèglements climatiques sur la production (et la consommation) d’énergie, il faudrait peut-être surtout s’intéresser d’une part à l’hydroélectricité, d’autre part au refroidissement des centrales électrothermiques, fossiles ou nucléaires, quand la canicule se double de sécheresses.

À lire aussi Une baisse généralisée des vents en Europe menace-t-elle vraiment l’éolien ?